Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (27ème volet)
Stéphane Forgeron, avant de passer au troisième pilier de la résilience de San Francisco – la transparence –, nous disposons désormais d’un peu plus de recul sur les raisons expliquant le nombre de décès très élevé à New York. Selon vous, s’agit-il d’un problème d’anticipation ou de réactivité, ou de ces deux facteurs combinés ? Et pourquoi la ville de San Francisco a-t-elle été moins impactée par ce coronavirus ?
Il ne s’agit aucunement d’un problème d’anticipation (ou stratégie de résilience) de cette pandémie à New York. La ville de New York était bien mieux préparée que la France, l’Espagne ou l’Italie, par exemple. En revanche, la réactivité a fait cruellement défaut au début de cette pandémie, et cette ville l’a payé au prix fort. Au 2 septembre 2020, la ville compte plus de 23.708 décès (dont 1 décès la veille) pour 57.164 hospitalisations, et l’État de New York 8.954 décès (hors New York City), pour une population de cet État de 19,5 millions d’habitants.
La comparaison avec la Baie de San Francisco sur la gestion de cette crise est riche d’enseignements pour le futur, à savoir l’amélioration des plans de résilience pandémie, voire une remise en question du plan des maladies infectieuses concernant New York. En effet, en quelques jours (fin mars 2020), New York deviendra l’épicentre de la pandémie à l’échelle mondiale. Ses hôpitaux – parmi les meilleurs du pays – seront débordés par l’afflux de malades, et la ville sera le théâtre de scènes de guerre. De l’autre côté du pays, la Californie, pourtant touchée plus tôt que la côte Est, a su maîtriser la propagation du Covid-19.
Le 1er mars 2020, le premier cas positif au Covid-19 est détecté à New York sur un voyageur de retour d’Iran. Un deuxième cas est identifié le 3 mars au Nord de la ville. Les autorités sanitaires locales ne parvenant pas à savoir comment ce nouveau cas a pu contracter le virus, des détectives enquêtent sur ses contacts. Dès le lendemain les autorités comptabilisent 11 cas, dont 9 l’ont côtoyé.
Toutefois, les autorités locales se veulent rassurantes. Le 8 mars, plus de 100 cas sont recensés, et l’état d’urgence locale est déclaré à New York. Le 15 mars 2020, les deux premiers décès du Covid-19 sont annoncés. Les appels se multiplient pour que les personnes malades et âgées ne sortent pas de leur domicile. Le Gouverneur de l’État de New York se plaint ouvertement du manque de coopération du gouvernement fédéral, mais refuse de prendre des mesures plus coercitives, contrairement à la Baie de San Francisco.
Pendant quelques jours, les tensions sont palpables entre le maire de New York, Bill DE BLASIO, et le Gouverneur de l’État de New York, Andrew CUOMO, les deux appartenant au Parti Démocrate : le maire demande le confinement de sa ville, le Gouverneur s’y oppose.
Le 16 mars 2020, les bars, restaurants et salles de spectacles sont fermés. Le 23 mars, la décision est étendue à tous les commerces non essentiels. À cette date, 157 morts sont dénombrés dans l’État, dont 125 à New York, pour 21.000 cas positifs dans cet État, dont plus de 12.000 à New York.
À l’inverse, sur la côte Pacifique, les autorités californiennes font preuve d’une grande réactivité pour éviter la saturation des hôpitaux. Ces deux États comptabilisaient pourtant un nombre de cas confirmés au Covid-19 proche début mars.
Éléments d’explications d’une telle catastrophe sanitaire à New York :
- La forte concentration urbaine : San Francisco est près de deux fois moins dense que New York ;
- La position de ville-carrefour de New York, largement ouverte sur le monde, et notamment la Chine continentale ;
- Le système de transports le plus dense du pays : 31% des New-Yorkais occupant un emploi utilisent les transports publics pour se rendre sur leur lieu de travail, contre 17% des habitants de San Francisco.
Au 8 avril 2020, 18.309 personnes avaient été testées positives au Covid-19 en Californie, huit fois moins qu’à New York, alors que la population de la Californie est deux fois plus importante que celle de l’État de New York. La Californie testait entre deux à trois fois moins que New York en mars 2020. Pour autant, la Californie avait six fois moins d’habitants hospitalisés et quatorze fois moins de décès. Les hôpitaux de la Baie étaient loin d’être débordés au pic de l’épidémie début avril. Seul le Sud de la Californie comptait plus de personnes infectées : 600 cas pour un million de personnes à Los Angeles, contre 9.000 pour la capitale économique de la côte Est.
Cette maîtrise de la propagation du virus est avant tout attribuée à une grande réactivité et transparence sur la gravité de ce virus à l’Ouest des États-Unis. Le 2 mars 2020, la maire de San Francisco, London BREED, conseille à ses administrés de se préparer à faire l’école à distance et à stocker des produits de première nécessité, tandis que l’édile de New York incite ses concitoyens à sortir dans des lieux confinés (théâtres, bars, clubs).
De même, le Gouverneur de Californie a été le premier parmi les 50 États de la Fédération à demander à sa population de se confiner le 19 mars 2020. New York ne l’a suivi que quatre jours plus tard – et près d’une semaine après par rapport à San Francisco –, alors que la situation relative à la transmission du virus devenait difficilement contrôlable. D’après des spécialistes américains en épidémiologie, cette différence en termes de réactivité – il est évoqué une question d’heures – a été un facteur déterminant dans la violence de la propagation du virus sur la côte Est.
Enfin, San Francisco bénéficie d’une grande expérience dans la gestion du SIDA. L’épidémie avait touché la ville, capitale LGBT du pays, plus que d’autres, aboutissant : (a) à la création d’infrastructures de santé publique de meilleure qualité ; (b) au développement de bons réflexes – à l’époque la fermeture controversée des saunas – en cas d’apparition d’un virus.
La réactivité des élus locaux pour se préparer au pire scénario a conduit San Francisco à interdire tous les lieux de rassemblement avant la propagation de ce nouveau coronavirus. Cependant, la population hispanique de la région de la Baie a été impactée de manière bien plus forte par ce virus : à San Francisco, environ 40% des cas confirmés au Covid-19 sont des Hispaniques (début avril 2020) contre 15% de la population générale.
Pour ce qui est de la transparence, comment se caractérise-t-elle à San Francisco par rapport à la gestion de cette pandémie ?
Après l’anticipation (ou stratégie à long terme de résilience urbaine), la réactivité (prise de décisions en temps et en heure), la transparence constitue le troisième pilier d’un plan de résilience opérationnel, à savoir : une communication régulière, compréhensible par le plus grand nombre, efficace (beaucoup de pédagogie), laissant peu de place à des interprétations et crédible pour la population locale (ne pas mentir sur la situation), sans chercher à l’infantiliser[1]. L’objectif a été de créer de la confiance au sein de la population. Par exemple, l’expertise de l’Université de Californie à San Francisco en santé mondiale a été la clé de la stratégie de confinement liée au Covid-19 de San Francisco[2]. De la sorte, la situation a pu être gérée avec sérénité par les autorités locales, sans créer des débats stériles en faisant intervenir sur les plateaux de télévisions des spécialistes se contredisant en permanence, lesquels auraient suscité inutilement de l’angoisse au sein de la population locale.
La transparence produit de la confiance, et à son tour permet de mieux faire accepter des décisions difficiles en termes de restrictions des libertés essentielles. À l’inverse, avoir donné en France une rationalité scientifique à la pénurie de masques (non renouvellement des stocks) en expliquant aux Français qu’il n’était pas recommandé d’en porter, voire que le port du masque était dangereux car ils ne sauraient pas s’en servir, a été catastrophique en matière de crédibilité de la parole politique et de réactions de défiance. Bizarrement, tous les pays qui maîtrisaient la propagation du virus en mars dernier (ex. Taïwan, Hong Kong, Thaïlande, Singapour, Corée du Sud, Japon) avaient un point en commun : dans les espaces publics, tous les habitants portaient des masques et respectaient les gestes-barrière.
À San Francisco, le maire London BREED parle à ses concitoyens dans un langage simple, direct et positif. Les décisions – sortes d’arrêtés municipaux – sont facilement applicables sur le terrain, partagées au préalable avec les agences de la Baie concernées, compréhensibles par la plupart des habitants dans un langage juridique accessible et dans un format synthétique[3]. De surcroît, les décisions sont accompagnées de communiqués de presse avec des conseils et de nombreuses informations pratiques (ex. sites web, numéros de téléphone des services essentiels) en direction de la population et du personnel de la Ville.
De même, les entreprises ont eu six semaines pour se préparer à l’éventualité d’un confinement, les autorités locales les ayant incité à : (a) être proactives (ex. activation de leurs plans de continuité d’activités / plans d’urgence), (b) se réorganiser en cas de pandémie ou de tout autre risque de catastrophe (ex. télétravail, mise en place de services à domicile). Un plan de continuité d’activités[4] aide une entreprise ou toute administration locale à déterminer les actions à mettre en place prioritairement pour assurer le fonctionnement de son activité après une catastrophe, et ce quelle qu’en soit la nature. Celui-ci doit couvrir à minima : les rôles et responsabilités de l’équipe de direction et du personnel ; la protection des communications et des systèmes d’informations ; la maintenance et éventuellement un plan de reconstruction des installations endommagées.
La mise en place d’un plan de continuité d’activités n’est qu’une première étape. Ledit plan doit être testé et mis à jour périodiquement (au moins une fois par an) afin d’être véritablement opérationnel. Les tests et la maintenance doivent être inclus dans le plan.
En outre, il est fait appel au sens des responsabilités des acteurs économiques travaillant en étroite collaboration avec la mairie. Les acteurs économiques, associatifs et religieux travaillent dans un climat de confiance, car les risques sont expliqués sans chercher à faire peur ni à dissimuler la gravité potentielle de la propagation de cette maladie infectieuse, l’objectif ayant été que les différentes composantes de la société soient prêtes en cas de pandémie. Parler de démocratie locale (citoyenne et participative) a un sens profond à San Francisco en termes d’application concrète sur le terrain.
Dès le 17 mars 2020, premier jour du confinement dans la Baie, les autorités locales demandent à tous les habitants de respecter la distanciation sociale (environ 2 mètres), facteur-clé pour la Ville afin d’éviter la propagation du virus et de protéger les personnes vulnérables. La Direction de la Santé Publique de San Francisco a le pouvoir de publier des directives sanitaires[5] ainsi que des circulaires de santé publique[6] en différentes langues, lesquelles ont une valeur légale à l’échelle locale, sur la réduction de l’exposition des populations vulnérables.
Dans le contexte du Covid-19, les populations vulnérables[7] dans la Baie sont celles qui :
- ont 60 ans et plus ;
- ont des problèmes de santé tels que les maladies cardiaques, les maladies pulmonaires, le diabète, les maladies rénales et un système immunitaire affaibli ;
- ont des incapacités pouvant les exposer à un risque plus élevé d’infection ou de maladie grave en raison de leur état de santé sous-jacent, y compris celles à mobilité réduite ne pouvant éviter d’entrer en contact avec d’autres personnes (ex. aide-soignant, aidant personnel, infirmier) susceptibles d’être infectées ;
- ont des difficultés à comprendre les informations ou à respecter les gestes-barrière ;
- ne sont pas en mesure de communiquer les symptômes de leur maladie ;
- sont enceintes ;
- sont sans abri (celles qui dorment dans la rue ou dans des endroits non destinés à l’habitation humaine).
Pour ce qui est de ce dernier cas de figure[8], dormir dans la rue n’offre pas : (1) de protection contre un virus (facteur de transmission, voire de super contaminateur), (2) un accès rapide aux installations d’hygiène et d’assainissement, (3) un accès aux soins ou à l’information dans de bonnes conditions. Les personnes handicapées – à l’exception de situations clairement identifiées – ne constituent pas une population particulièrement à risque en cas de pandémie, dès lors qu’une offre de services leur permet de vivre confinées en toute autonomie comme le reste de la population.
[1] www.SF.gov/coronavirus (dernière consultation le 31/08/2020)
[2] https://escholarship.org/uc/ucb_sph_cider (dernière consultation le 31/08/2020)
[3] Les déclarations du maire de San Francisco concernant le Covid-19 peuvent être consultées sur le site :
https://sfmayor.org/mayoral-declarations-regarding-covid-19 (dernière consultation le 31/08/2020)
[4] https://businessportal.sfgov.org/manage/disaster/preparing (dernière consultation le 31/08/2020)
[5] https://www.sfdph.org/dph/alerts/coronavirus-health-directives.asp (dernière consultation le 31/08/2020)
[6] https://www.sfdph.org/dph/alerts/coronavirus-healthorders.asp (dernière consultation le 31/08/2020)
[7] https://www.sfcdcp.org/wp-content/uploads/2020/06/COVID19-Health-Advisory-StructurallyVulnerablePops-FINAL-06.2.2020.pdf (dernière consultation le 31/08/2020)
[8] https://sfmayor.org/article/san-francisco-open-new-shelter-moscone-center-response-covid-19-and-need-more-social (dernière consultation le 31/08/2020)