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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprises – Partie 42

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (42ème volet) 

source : www.pixabay.com

Stéphane Forgeron, pouvez-vous continuer votre exposé sur la Suède, et notamment la mise en place de la coopérative STIL et de centres pour la vie autonome en direction des personnes les plus lourdement handicapées ?

Le manque d’intérêt de ces associations gestionnaires suédoises envers les attentes de leurs adhérents s’explique grandement parce qu’elles étaient dirigées pour la plupart d’entre elles par des personnes non handicapées. Parmi les représentants de ces associations un argument revenait sans cesse : les usagers handicapés seraient incapables de recruter ou de former leurs aidants personnels. Cesdits représentants considéraient que cette responsabilité était du ressort des travailleurs sociaux ou ” professionnels du handicap “. Même les personnes handicapées dans leur majorité défendaient de tels arguments, car toute leur vie elles avaient été conditionnées pour rester des personnes dépendantes de ces institutions créées à cet effet[1].

D’après STIL (Coopérative de Stockholm pour la Vie Autonome), le problème résidait dans la distribution inégale du pouvoir, au motif que les usagers de ces prestations étaient à disposition de la hiérarchie du personnel dans l’évaluation des besoins, le financement et la fourniture de prestations. En revanche, si les usagers étaient en mesure d’avoir le pouvoir pour recruter, former, gérer et licencier leurs aidants, la plus grande partie du problème disparaîtrait, puisque les personnes pourraient vivre plus nombreuses dans des logements conçus pour Tous (accessibles aux personnes handicapées et âgées[2]) au sein de la cité, avec le soutien de leurs aidants personnels. 

La fonction d’aidant personnel est fondamentale, mais celle-ci constitue bien plus qu’une aide à domicile. L’aidant personnel est une personne rémunérée, avec un contrat de travail, étant choisie, formée, embauchée et évaluée – y compris licenciée – directement par le bénéficiaire de cette prestation. L’aidant personnel est en tout point très différent des services traditionnels d’aide à domicile : il élimine toute connotation d’assistance et de soins. 

Le principe d’auto-détermination est pleinement assumé par la philosophie pour la Vie Autonome, en ce sens qu’il requiert un changement radical de vision de la société envers les personnes les plus lourdement handicapées. L’auto-détermination sous-entend la possibilité d’avoir le pouvoir de contrôle et de décision de la personne handicapée sur ses choix de vie[3].

Tout membre de STIL peut recourir à un garant – et non un tuteur ou curateur – pour l’aider à recruter et gérer les aidants et s’assurer du respect des normes de qualité et de continuité des prestations reçues. En fonction de chaque situation, le garant doit veiller à ce que les aidants recrutés soient toujours disponibles. En cas d’urgence, le garant prend le relais temporairement de l’aidant personnel. Les usagers font état de progrès substantiels en matière de qualité de vie, notamment :

  • L’amélioration de leur santé physique et mentale grâce à un service sur-mesure ; 
  • Le développement de leur autonomie personnelle, ne dépendant plus de leurs proches ou d’un établissement médico-social[4] ;  
  • Le soulagement des familles qui devaient assurer le rôle d’auxiliaire de vie sans compter leurs heures. 

Approfondissons le modèle suédois de la Vie Autonome, et notamment de la coopérative STIL. Pouvez-vous nous décrire son approche et notamment ces principes-clés ayant permis de changer la vie de milliers de personnes avec un handicap sévère ?

Les principes de fonctionnement de STIL (Coopérative de Stockholm pour la Vie Autonome) s’appuient sur la philosophie de la Vie Autonome pour concevoir des prestations de qualité garantissant la plus grande autonomie possible aux personnes vivant avec un handicap dit lourd (ex. polyhandicap, lésion cérébrale, handicap intellectuel). Ces principes-clés sont au nombre de neuf, à savoir : 

1 – La démédicalisation et les droits civiques 

Les membres d’un centre pour la vie autonome rejettent catégoriquement les problématiques de rééducation et de santé[5], et se centrent sur la citoyenneté des personnes handicapées[6]. Le diagnostic médical n’est pas un critère pour l’attribution d’un aidant personnel. 

L’objectif premier de STIL a été de faire en sorte que les personnes handicapées ne soient plus privées du contrôle sur leur vie. Aussi, un centre pour la vie autonome est avant tout une organisation de défense des droits civiques des personnes handicapées. STIL, ainsi que d’autres coopératives suédoises et norvégiennes, ont critiqué ouvertement les associations gestionnaires, dont l’orientation médicale apparaissait dans leur acronyme, de nature à renforcer le modèle médical du handicap, lequel reporte le problème du handicap sur l’individu et non la société. Avec de telles associations et son personnel tourné vers le soin et l’évaluation du patient, consacrer ses efforts à préparer la société à l’inclusion[7] était antinomique et inefficace.

2 – L’indépendance économique 

La coopérative STIL fonctionne comme un sous-traitant des collectivités locales par la construction d’un modèle économique solide. Ce modèle exige une haute qualité de service[8], par la négociation des prix des prestations proposées et la maîtrise des coûts de fonctionnement. 

Tout bénéfice de la coopérative est réinvesti pour : (a) affiner le modèle, (b) initier de nouveaux projets pilote, et (c) améliorer le concept du paiement direct en proposant de nouvelles prestations sociales. Ce mouvement veille à ne pas dépendre des subventions des collectivités locales et de l’État pour garantir l’indépendance de la coopérative et l’auto-détermination, à l’inverse de grandes organisations pour personnes handicapées (ex. personnes aveugles en Suède). 

Des critères sont définis pour garantir cette indépendance : 

  1. Des activités faisant la promotion de leurs objectifs à long terme concernant l’auto-détermination et l’égalité des chances ; 
  2. La viabilité économique tout en refusant de gérer des structures protégées, dans un souci de cohérence vis-à-vis des organisations que STIL critiquait pour leur utilisation des fonds publics, lesquelles par exemple s’obstinaient à maintenir des camps de vacances pour personnes handicapées alors que dans les années 1980 de plus en plus d’établissements touristiques accessibles à tous les publics ouvraient leurs portes ; 
  3. STIL ne voulait pas suivre l’exemple d’associations qui programmaient les activités en fonction des subventions octroyées, lesquelles dépendaient des pouvoirs publics. 

Enfin, ces associations gestionnaires défendaient un système enfermant les personnes handicapées dans des postes sous-payés et sans perspective d’évolution. 

3 – La désinstitutionnalisation 

L’objectif a été de concevoir un dispositif garantissant le contrôle individuel des personnes vivant avec un handicap sur chaque activité de leur vie[9], sans interdépendance entre usagers. Aussi, STIL a lutté de façon véhémente contre les associations qui défendent les habitats partagés appelés à tort habitat inclusif en France, dont les services de soins sont rattachés à des unités de logement spécifiques. 

En conséquence, ces pratiques soumettent ces résidents à des restrictions de mobilité géographique, et ces derniers ne sont pas maîtres de leurs décisions[10]. Il s’agit d’une remise en cause de leur citoyenneté[11], puisque les personnes ne sont pas libres de vivre où elles veulent, comme elles veulent. 

En outre, les relations entre usager et aidants faisaient l’objet d’interférences de l’institution. Toutefois, partager un aidant est difficilement envisageable : une telle configuration se fait au détriment de l’autonomie de l’individu et est consommateur en personnel administratif. 

Une institution à la française sous-entend : 

  1. Pas d’autre alternative pour la personne handicapée ; 
  2. Les usagers ne peuvent pas choisir qui va les aider / accompagner et sous quelles modalités ; 
  3. Les usagers doivent adapter leurs besoins au fonctionnement interne de la structure ; 
  4. Des règles écrites et non écrites existent pour lesquelles l’usager n’a pas son mot à dire ; 
  5. L’assistance est limitée à certaines plages horaires, activités et lieux de vie ; 
  6. Le personnel en charge de dispenser des prestations est partagé par plusieurs personnes ; 
  7. La parole de l’usager compte peu dans ses choix de vie. 

4 – La déprofessionnalisation du handicap et les personnes handicapées experts de leur handicap 

Les personnes handicapées sont les experts de leur handicap[12]. Or, les institutions ont besoin d’une hiérarchie au sein de leurs effectifs pour fonctionner. En Suède, les travailleurs sociaux recevaient des promotions en fonction de leur formation, principalement basée sur des cursus en santé publique, et non au regard de la satisfaction de l’usager. 

De même, sur le plan local, trop d’intervenants rendent compliquée la mise en œuvre d’une réelle autonomie, et les rapports restent presque administratifs et très normés entre un travailleur social et un client handicapé. 

Aussi, STIL s’est battu pour former les usagers à la vie autonome au lieu qu’ils soient sous la subordination / tutelle de personnes valides qui prétendent mieux connaître leurs besoins que les propres personnes handicapées. Ceci dit, seules les personnes handicapées sont les experts de leurs besoins et des solutions à concevoir dans leur quotidien. 

La majorité des membres de la coopérative ont préféré des aidants sans expérience en matière de santé. Les besoins de leurs membres sont avant tout pratiques, et non de nature médicale. 

Les fondateurs de STIL ne voulaient pas de hiérarchie au sein de la coopérative, avec des travailleurs sociaux qui auraient décidé de ce qui était bon pour les personnes handicapées. Le pouvoir ne peut pas se concevoir dans un rapport expert-client, mais plus facilement entre personnes handicapées, par le biais de l’émulation par les pairs. STIL mènera un combat très dur pour faire évoluer cette situation, car les organisations traditionnelles n’avaient pas confiance dans les capacités des personnes accueillies dans leurs structures.


[1] STANCLIFFE, R. J., WEHMEYER, M. L., SHOGREN, K. A. et ABERY, B. H. (2020). Choice, Preference, aod Disability. Promoting Self-Determination Across the Lifespan, Springer.

[2] MANN, W. C. & HELAL, A. (2006). Promoting Independence for Older Persons with Disabilities. Selected papers from the 2006 International Conference on Aging, Disability and Independence, IOS Press. 

[3] CHARLTON, J. L. (2000). Nothing About Us Without Us: Disability Oppression and Empowerment, University of California Press. 

[4] BURGHARDT, M. C. (2018). Broken: Institutions, Families, and the Construction of Intellectual Disability, McGill-Queen University Press.

[5] FEUERSTEIN, M. et GORECZNY, A. J. (1999). Enabling Environments: Measuring the Impact of Environment on Disability and Rehabilitation. Edited by Phyllis M. King, Springer.

[6] BECKETT, A. E. (2006). Citizenship and Vulnerability. Disability and Issues of Social and Political Engagement, Palgrave McMillan.

[7] RIMMERMAN, A. (2013). Social Inclusion of People with Disabilities: National and International Perspectives, Cambridge University Press.

[8] BARNES, C. et MERCER, G. (2006). Independent Futures. Creating user-led disability services in a disabling society, The Policy Press. 

[9] BEN-MOSHE, L. (2020). Decarcerating Disability: Deinstitutionalization aod Prison Abolition, University of Minnesota Press.

[10] Voir www.deinstitutionalisationguide.eu (dernière consultation le 10 janvier 2022)

[11] POWER, A., LORD, J. E. & deFRANCO, A. S. (2013). Active Citizenship and Disability: Implementing the Personalisation of Support, Cambridge University Press. 

[12] Voir www.independentliving.org (dernière consultation le 10 janvier 2022)

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