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Les Enjeux de la Conception Universelle – Associations du Handicap – Partie 48

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle – Acteurs associatifs (48ème volet)

Stéphane Forgeron, quelles précisions souhaitez-vous apporter sur ces jeux d’acteurs associatifs en France ?

Ces jeux d’acteurs sont la résultante de 70 ans d’inertie du promoteur de cette politique, où l’on parle en permanence d’handicap et rarement de personnes handicapées. Peut-on encore parler de citoyenneté lorsque des personnes handicapées, sur la base d’une représentation obsolète de cette population aux contours très hétérogènes, sont placées sans pratiquement aucun recours dans des établissements médicosociaux et sans que cela ne choque le moins du monde leurs représentants autoproclamés qui vivent de cette rente de situation ! Dans le champ du handicap, ne serions-nous pas dans une forme d’économie planifiée, dont il est interdit de remettre en cause le fonctionnement ? Aussi, comment une association à la fois gestionnaire (financée pour l’essentiel sur dotations publiques) et militante (financée en théorie par ses adhérents) peut-elle être à la fois un opérateur économique et un mouvement d’expression collective[1]

En synthèse, quel que soit l’handicap, le constat est loin d’être satisfaisant pour une société qui se dit inclusive, que les associations et les pouvoirs publics ont repris à leur compte sans chercher à connaître les exigences liées à cette stratégie[2] ainsi que les efforts collectifs à entreprendre pour parvenir à un tel objectif. En fonction de l’histoire liée à un handicap donné (ex. handicap physique avec la Première Guerre mondiale), quelques efforts ont été entrepris mais ceux-ci restent très modestes (ex. accessibilité très partielle du cadre bâti) au regard des enjeux sociétaux (ex. vieillissement de la population) et des avancées significatives dans d’autres pays (ex. États-Unis). Pour d’autres handicaps (ex. handicap intellectuel), la seule option est bien souvent une vie à la campagne au fond des bois, dans des établissements situés parfois dans des cadres naturels magnifiques, mais ne préparant nullement à une vie au cœur de la cité.

En conséquence, une relation d’interdépendance malsaine s’est tissée entre le promoteur de cette politique et les associations gestionnaires au fil des décennies, par des stratégies de donnant-donnant : d’un côté, les associations ont besoin des dotations de l’État pour vivre du handicap (investissements et frais de fonctionnement), voire pour lancer de nouvelles activités (ex. ouverture de structures pour personnes handicapées vieillissantes) ; de l’autre, les pouvoirs publics ont besoin des associations gestionnaires que ceux-ci ont financées sans être trop regardants sur l’utilité de la dépense publique pendant des décennies en l’absence de politiques publiques inclusives[3]. La politique déployée dans le champ du handicap a été avant tout le placement en institutions de centaines de milliers de personnes handicapées chaque année.

En d’autres termes, l’État a défini les règles du jeu, mais ne contrôle pas grand chose sur le terrain : celui-ci a une vision très parcellaire du handicap et des personnes handicapées, fortement influencée par les grands acteurs gestionnaires du handicap. Objectif pour le promoteur de cette politique : se débarrasser d’un problème en le sous-traitant à des associations gestionnaires.

Pour décrire le secteur du handicap en France, vous parlez d’institutions et de désinstitutionalisation. Pouvez-vous préciser ces termes dans un contexte international ?

Le terme institution est souvent utilisé pour définir les établissements dans lesquels sont placées les personnes handicapées, le plus souvent contre leur volonté et celle de leurs parents. Les institutions à la française s’opposent donc à toute politique reposant sur des approches inclusives. Le terme inclusion signifie la désinstitutionalisation[4], à savoir : soit la fermeture des établissements (ex. pays scandinaves[5]), soit la transformation de ces établissements[6] pour préparer les personnes accueillies à une vie autonome[7], l’établissement – ouvert sur le monde extérieur – étant conçu comme un passage et non une fin en soi.

L’institution est un lieu de vie, avec un mode de fonctionnement pouvant s’apparenter à un hôpital en France, où les personnes handicapées n’ont pas, ou ne sont pas autorisées à exercer de contrôle sur leur propre vie et sur leurs décisions au quotidien. Une institution peut dès lors être définie comme tout établissement résidentiel de soins dans lequel :

  1. Les usagers sont tenus à l’écart de la vie en société ou sont contraints de vivre ensemble ;
  2. Les usagers / patients ne disposent pas d’un contrôle suffisant sur leur vie et sur les décisions qui les concernent ;
  3. Les exigences de l’organisation tendent à passer avant les besoins individualisés des usagers.

Toutefois, la limitation de la taille des logements ne suffit pas à garantir la suppression de la culture institutionnelle dans les lieux de soins[8]. Plusieurs autres facteurs interviennent également dans la qualité du service, tels que le degré de choix exercé par les usagers, le niveau et la qualité de l’aide fournie, la participation à la vie en société et les systèmes d’assurance qualité[9]. Dans certains cas, les personnes peuvent être contraintes de suivre un traitement déterminé pour avoir accès aux services de proximité. En effet, bien souvent la culture institutionnelle prévaut, même si le service n’est pas en soi de nature institutionnelle.

Les termes “services de proximité[10]” ou “soins de proximité[11]” renvoient à l’éventail de services qui permettent aux personnes de vivre au sein de la société et, pour les enfants, de grandir dans un environnement familial et non dans un établissement coupé du monde réel. Le concept englobe des services ordinaires, tels que le logement, la santé, l’éducation, l’emploi, la culture et les loisirs, lesquels devraient être accessibles à tous, quels que soient la nature de la déficience ou le degré d’assistance requis. À cela s’ajoutent des services spécialisés, comme l’aidance personnelle pour les personnes les plus lourdement handicapées[12], l’offre de répit pour leurs parents, etc. De surcroît, ces termes intègrent la prise en charge familiale ou de type familial des enfants, y compris les familles d’accueil et les mesures de prévention telles que l’intervention précoce et le soutien aux familles.

En conséquence, face à une telle contradiction entre ce modèle médical du handicap poussé à son paroxysme reposant pour l’essentiel sur des établissements peu ouverts sur le monde extérieur et l’inclusion, à savoir le modèle social du handicap, les associations gestionnaires préfèrent mettre en avant leur spécificité, leur diversité, leur histoire, et dire qu’en France c’est différent.

Dans le précédent article, vous faites une distinction entre associations gestionnaires et associations représentatives / militantes dans le champ du handicap. Pouvez-vous apporter un éclairage à nos lecteurs sur ce sujet ?

Le poids des associations gestionnaires s’est renforcé par la volonté du promoteur de cette politique en France, confisquant toute forme de démocratie. Il existe bien de petites associations locales et nationales très actives (ex. autisme, trisomie 21, handicap psychique), lesquelles mériteraient d’être davantage connues par la société française et reconnues par les pouvoirs publics : elles se battent pour une société inclusive, respectueuse des droits fondamentaux de leurs adhérents, et refusent de gérer des établissements médicosociaux. Ces associations sont parfois constituées de groupes de parents d’enfants handicapés excédés par la maltraitance[13] exercée par l’État à leur égard (ex. abandon des pouvoirs publics) et militent pour la scolarisation de leurs enfants en milieu ordinaire, comme c’est la norme dans bien d’autres pays (ex. de plus en plus de pays d’Amérique Latine, Espagne, Italie, Canada).

De quel secteur doivent relever les personnes handicapées : de la santé ou d’une autre sphère que les Français nomment ” le droit commun ” ou ” le milieu ordinaire ” ? La plupart des pays développés ont choisi la deuxième option. Les Anglais utilisent le terme de ” mainstram ” signifiant ” grand public “, ” général “. En Nouvelle-Zélande, en Australie, en Italie, au Danemark, les personnes handicapées relèvent de la sphère de l’école, du milieu professionnel, de la vie locale, des transports, des partenaires sociaux, etc.

Quel que soit l’handicap représenté par ces associations françaises, le choix s’est porté presque exclusivement vers des établissements spécialisés dans les années 1960-1970[14], alors qu’à la même période la plupart des pays développés mettaient en place des politiques d’intégration, voire d’inclusion des personnes handicapées (ex. Canada, USA, Italie, Suède), en séparant clairement les fonctions de gestion et de représentation. Le discours des associations gestionnaires françaises est bien rôdé : officiellement, toute association est là pour représenter, défendre et protéger les personnes handicapées. Officieusement, leur mission est toute autre : il ne s’agit nullement de développer le nombre de leurs adhérents, mais avant tout accroître une politique patrimoniale, financière et budgétaire basée sur le nombre de places attribuées par les Agences Régionales de Santé et faire pression sur les élus locaux[15] pour obtenir toujours plus de places.

[1] GARDIEN, E. (2010). L’émergence en France des mouvements de pairs-représentants, Journal des anthropologues, 122-123, pp. 93-114.

Lien : https://journals.openedition.org/jda/5369 (dernière consultation le 30 septembre 2022)

[2] Dans les pays anglo-saxons et scandinaves, une telle stratégie repose sur la conception universelle.

[3] Consulter par exemple la Stratégie National Handicap du Royaume-Uni présentée par le Ministre du Travail et des Retraites au Parlement Britannique le 28 juillet 2021 :

https://www.gov.uk/government/publications/national-disability-strategy/forewords-about-this-strategy-action-across-the-uk-executive-summary-acknowledgements (dernière consultation le 7 octobre 2022)

[4] MULHEIR, G. et BROWNE, K. (2007). De-Institutionalising and Transforming Children’s Services: A Guide to Good Practice, Birmingham: University of Birmingham Press.

Lien : https://codeofgoodpractice.com/wp-content/uploads/2019/05/Lumos-DI-and-Transforming-Childrens-Services-A-Guide-to-Good-Practice-.pdf (dernière consultation le 22 octobre 2022)

[5] Grünewald, K. (2004). Perspectives. Sweden: The closing down of institutions for intellectually disabled people is completed, Scandinavian Journal of Disability Research, 6(3), pp.265–273.

Lien : https://www.sjdr.se/articles/10.1080/15017410409512656/ (dernière consultation le 20 octobre 2022)

[6] CTNERHI (1979). Problèmes posés par la reconversion des établissements du secteur social et médico-social, Rapporteur Marie-Annick Prigent, Chargée de recherches au CTNERHI.

[7] Stefánsdóttir, G., Björnsdóttir, K. et Stefánsdóttir, Á. (2018). Autonomy and People with Intellectual Disabilities Who Require More Intensive Support. Scandinavian Journal of Disability Research, 20(1), pp.162–171. 

Lien : https://www.sjdr.se/articles/10.16993/sjdr.21/ (dernière consultation le 20 octobre 2022)

[8] En Suède, par exemple, les logements de proximité sont conçus pour contenir un maximum de six unités ou appartements individuels et doivent être situés dans des bâtiments ordinaires, à savoir au cœur des villes et conçus pour accueillir la diversité de la population. Voir TOWNSLEY, R. et al. (2009). The Implementation of Policies Supporting Independent Living for Disabled People in Europe: Synthesis Report, Bruxelles, ANED.

Lien : https://ec.europa.eu/employment_social/empl_portal/ede/Powerpoint%20presentation%20Ruth%20Townsley%20-%20The%20implementation%20of%20Policies%20Supporting%20Independent%20Living%20for%20Disabled%20People%20in%20Europe%20Synthesis%20Report.pdf (dernière consultation le 25 octobre 2022)

[9] Saloviita, T. (2000). Improving institutions: Effects of small unit size on quality of care of people with severe intellectual disabilities. Scandinavian Journal of Disability Research, 2(2), pp.22–31. 

Lien : https://www.sjdr.se/articles/10.1080/15017410009510758/ (dernière consultation le 20 octobre 2022)

[10] European Expert Group on the Transition from Institutional to Community-based Care (November 2012). Guidelines on Transition from Institutional to Community-based Care, Brussels, Belgium.

Lien (en anglais) : https://deinstitutionalisationdotcom.files.wordpress.com/2017/07/guidelines-final-english.pdf (dernière consultation le 26 octobre 2022)

Lien (en français) : https://deinstitutionalisationdotcom.files.wordpress.com/2018/04/common-european-guidelines_french-version.pdf (dernière consultation le 26 octobre 2022)

[11] WHO (2001). Rethinking Care from the Perspective of Disabled People, Geneva: The World Health Organization’s Disability and Rehabilitation Team.

Lien : https://www.independentliving.org/docs6/barnes200106.pdf (dernière consultation le 15 octobre 2022)

[12] Askheim, O.P., Bengtsson, H. et Bjelke, B.R. (2014). Personal assistance in a Scandinavian context: similarities, differences and developmental traits. Scandinavian Journal of Disability Research, 16(S1), pp.3–18. 

Lien : https://www.sjdr.se/articles/10.1080/15017419.2014.895413/ (dernière consultation le 20 octobre 2022)

[13] CATTAN, O. (2015). D’un monde à l’autre. Autisme : Le combat d’une mère, Témoignage, Ed. Points. Voir également du même auteur : CATTAN, O. (2020). Le livre noir de l’autisme, Ed. Le Cherche-Midi.

[14] PLAISANCE, E. (2000). Deux associations dans leur rapport à l’Etat au début des années soixante : l’Apajh et l’Unapei. in C. Barral (sous la direction de), L’institution du handicap : le rôle des associations. Rennes, PUR, pp. 221-231.

[15] VILBROD, A. (2000). Construction de la demande et offre de service. L’accueil de jeunes en difficulté d’intégration sociale dans les instituts médico-éducatifs du Finistère au cours des années 1960-1970. in C. Barral (sous la direction de), L’institution du handicap : le rôle des associations. Rennes, PUR, pp. 233-242.

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