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Les Enjeux de la Conception Universelle – Associations du Handicap – Partie 49

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les  associations gestionnaires du handicap (49ème volet)

Stéphane Forgeron, dans le précédent article, vous faites une distinction entre associations gestionnaires et associations représentatives / militantes dans le champ du handicap. Pouvez-vous continuer votre exposé sur ce sujet qui semble clé pour mieux comprendre l’évolution de la France dans le champ du handicap bien différente de celle d’autres pays ainsi que la situation au quotidien des personnes handicapées ?

Plus l’handicap de la personne est jugé sévère, plus les associations gestionnaires estiment que la personne doit vivre en institution (ex. Institut Médico-Éducatif, Foyer d’Accueil Médicalisé). Il est communément admis, tant par les pouvoirs publics que par ces opérateurs, en demande permanente de créations de toujours plus de places, que les personnes handicapées (ex. infirme moteur cérébral, handicapé intellectuel, polyhandicapé, traumatisé crânien, personne autiste) ne pourront pas avoir de vie autonome, moyen très habile de refuser tout changement de paradigme et ainsi s’assurer un monopole de représentation sur ces personnes ainsi qu’une rente de situation.

Des parents Suédois ont tordu le cou à cette approche dogmatique au début des années 1970 pour les personnes polyhandicapées, grâce à leur engagement militant. À la fin des années 1960, la famille ANDEN est contrainte de placer en établissement son fils de 4 ans Magnus, faute d’alternative (besoin de soins 24h/24). L’état de santé de ce dernier se dégrade de façon préoccupante et Magnus refuse de s’alimenter. Les médecins pronostiquent un décès avant l’âge de 6 ans. Contre l’avis de tous, la famille reprend Magnus. Sa mère réussit à négocier 40 heures par semaine d’auxiliaire de vie. Cette décision va changer la vie de milliers d’enfants et adultes polyhandicapés Suédois : la mère de Magnus observe que son fils développe des capacités jusqu’alors insoupçonnées. Eve GARDIEN[1] décrit en ces termes la métamorphose de Magnus :

” Ce constat tout à fait inespéré fit l’effet d’une véritable révélation. Il était possible de traiter autrement ces enfants polyhandicapés que par une institutionnalisation. Cette alternative montrait même de sérieux avantages en termes de développement et donnait à voir un potentiel inattendu. C’est alors que Gerd Anden [sa mère] s’est engagée de façon très affirmée dans le militantisme. “

Tandis que dans les années 1970, en France, des associations de parents d’enfants vivant avec un handicap mental faisaient du lobbying auprès des pouvoirs publics pour la création et pérennisation à un rythme effréné de places en institutions / dans des structures médicosociales[2] à l’écart le plus souvent des bassins de vie, les parents Suédois, quant à eux, militaient pour des solutions au plus proche de la famille afin de garantir l’épanouissement de leurs enfants. La position française est historiquement défaitiste : “ce n’est pas possible” ; “nous on est différent” !

En Suède, les parents se sont organisés en réseaux, ont rejoint des groupes internationaux de militants (ex. Independent Living), se sont inspirés des bonnes pratiques à l’étranger et ont sensibilisé les élus à ces approches innovantes[3] à l’époque. Objectif des parents : “modifier la société pour qu’elle accueille leurs enfants sans les mettre à l’écart“.

Magnus jouit d’une vie autonome et est même devenu le directeur de la coopérative JAG[4]. La mise en place de l’aidant personnel[5] a décidé le gouvernement suédois à enclencher un processus de désinstitutionalisation dans les années 1990 pour les handicaps les plus lourds en introduisant dans la législation une offre de services reposant sur la prise en compte complète des besoins de la personne[6], avec pour finalité d’assurer à ces enfants et adultes handicapés une bonne qualité de vie :

« Il s’agit de permettre une vie enrichissante et stimulante, et pas seulement de répondre à des besoins. Certains adhérents optent pour la fréquentation du centre d’activités de jour situé au siège social de JAG, d’autres choisissent leurs propres activités. C’est selon la décision de chacun. L’important est que l’aide apportée par les assistants personnels[7] permette cette vie dans la cité au jour le jour. […] En tout, il s’agit de ne pas considérer l’usager comme un objet de soin, mais bien comme une personne. L’assistant doit être capable de s’inscrire dans le style de vie de l’usager, passer par exemple une soirée dans l’underground de Stockholm à écouter des groupes de rock alternatif en vogue[8] ! »

Dans le précédent article vous avez expliqué que la situation actuelle de retard important dans le champ du handicap en France est grandement liée à la faible implication des gouvernements successifs depuis 70 ans, et notamment avoir sous-traité ce secteur à des associations privées. Pouvez-vous compléter ce point de vue ?

Au cours d’une conférence avec des universitaires Américains en 2013, organisée par une association française d’étudiants handicapés dirigée par des salariés non handicapés, leur réaction sera cinglante pour décrire la situation française : “It’s a poisoned gift” (c’est un cadeau empoisonné). En effet, comment peut-on à la fois être juge et partie ? Ces universitaires soulèveront un conflit d’intérêts majeur, lequel ne semble pas déranger le moins du monde ni le secteur du médico-social, ni l’État français, ni la plupart des personnes handicapées. Ce conflit d’intérêts est même assumé ouvertement : “Nous sommes à la fois gestionnaires et militants”, peut-on entendre dans des assemblées générales de ces grandes associations gestionnaires.

Défendant des intérêts particuliers, et non l’intérêt général, ces opérateurs ont perdu toute culture militante depuis plus de 70 ans. En cas de discrimination de l’un de leurs adhérents, ces associations ne cherchent pas à les défendre ni même à médiatiser des situations révoltantes. D’ailleurs, peu d’entre elles disposent d’un service juridique digne de ce nom, en mesure d’accompagner les cas individuels devant les tribunaux, contrairement aux pays anglo-saxons. Pour la plupart ce sont des associations gestionnaires de places, de lits et d’un patrimoine immobilier important, face qu’elles ne dévoilent pas au grand public, tout en se proclamant engagées, face beaucoup plus valorisante en termes d’image pour faire appel à la générosité publique.

Ces associations ne veulent pas entendre parler d’une remise en cause de la légitimité de leur parole institutionnelle / modèle par des personnes handicapées. Ces associations entretiennent une confusion entre projet politique et projet d’établissement. D’ailleurs, en 2004, lors des discussions sur le projet de loi sur les personnes handicapées, un amendement avait été déposé par le sénateur About pour créer un statut d’associations représentantes des personnes handicapées et de parents de personnes handicapées[9]. L’amendement qui rendait possible l’élection de représentants des personnes handicapées hors du canal historique des associations gestionnaires engendrera une levée de boucliers de grandes associations gestionnaires. Elles s’opposeront violemment à cet amendement, menaçant d’organiser des manifestations. L’amendement sera retiré par le Gouvernement de l’époque. 

Le retrait de cet amendement constitue une erreur historique, synonyme de confiscation des droits d’autoreprésentation des personnes handicapées. Cette incompatibilité entre les fonctions de représentation des personnes handicapées et celle de gestion d’établissements et de services ne dérange pas grand-monde pour justifier la spécificité du système français. Or, tous les pays en avance sur la France ont reconnu cette incompatibilité et ont pris des mesures pour séparer ces deux fonctions.

Un secteur gestionnaire peut parfaitement coexister avec un secteur militant, à condition que ces deux fonctions soient clairement distinctes, même si une telle organisation du secteur du handicap n’existe pratiquement plus dans la plupart des pays développés, la filière médico-sociale ayant disparu dans les pays les plus avancés en matière d’handicap (ex. les pays scandinaves). Un secteur gestionnaire, (a) avec un cahier des charges précis des Agences Régionales de Santé, (b) fixant des objectifs clairs, quantifiables et mesurables en termes d’inclusion, à savoir la finalité de nombre de pays en matière de politiques publiques, et (c) fonctionnant tels des prestataires de services, dont les personnes handicapées auraient la liberté de choisir l’offre de services au regard de leurs besoins, avec une organisation rationalisée, pourrait avoir tout à fait sa place.

Ceci étant, la fonction militante est incompatible avec un financement à hauteur de près de 100% par les pouvoirs publics de ces associations. Cette non-séparation de ces deux fonctions entraîne inexorablement un surcoût des dépenses publiques[10]. L’État, par sa décision de ne retenir qu’un seul type d’interlocuteurs défendant des intérêts à l’opposé de ceux des personnes handicapées, s’est lui-même piégé, incapable de pouvoir organiser, piloter, contrôler, évaluer, outiller (ex. systèmes d’information), professionnaliser, mutualiser et coordonner autant d’établissements.

Des pays ont clairement séparé les fonctions d’association gestionnaire et d’association militante (ex. Suède, Irlande, Australie, Pays-Bas, Espagne), et dans certains cas c’est l’État qui a imposé une telle séparation des activités (ex. Angleterre) considérant que les associations gestionnaires ne peuvent pas défendre les droits des personnes handicapées. En effet, ces opérateurs français veulent des adhérents, mais aucunement des militants. Pour ces associations gestionnaires, le modèle développé en Grande-Bretagne reviendrait à introduire du “libéralisme”, concept fallacieux dans ce contexte. Il n’en demeure pas moins que cet argument est intéressant car en anglais “libéralisme” signifie “progressiste”.

La défense des droits par des personnes morales ne gérant pas d’établissements[11] serait inacceptable au regard de l’Histoire du handicap en France ! Ces associations jouent sur les peurs collectives pour garder cette double casquette, laquelle confisque tout débat démocratique. En Angleterre, une association militante ne peut pas être financée à 95% par l’État, situation synonyme de dépendance envers les pouvoirs publics.

Cette séparation au Royaume-Uni fonctionne grâce à la conception restrictive de l’action publique compensée par une longue tradition d’associations à but non lucratif, d’un poids financier considérable. Tous les pays étudiés dans ces articles ont un secteur gestionnaire très restreint, mais tourné vers cette finalité de l’inclusion, la personne étant au centre de tous les dispositifs à leur attention. La France, quant à elle, est confrontée à un quadruple problème :

  1. Un poids excessif de l’État empêchant toute initiative privée d’envergure.
  2. Un quasi monopole du secteur gestionnaire, unique interlocuteur des pouvoirs publics.
  3. L’absence de pilotage des associations que l’État finance.
  4. Une politique publique du handicap[12] dont il est difficile de savoir de quoi il en retourne, faute de document décrivant un plan stratégique à 5-10 ans[13].

Le terme qui pourrait qualifier le mieux cette “politique” à la française est celui de “solidarité nationale”, incompatible avec l’expression des droits fondamentaux des personnes et de leur dignité.

[1] Voir l’Article d’Eve GARDIEN (2015). L’inclusion en pratiques. L’exemple de JAG une ONG de personnes polyhandicapées vivant au cœur de la société suédoise.

Lien : https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2015-3-page-81.htm (dernière consultation le 15 décembre 2022)

[2] JAUBERT, G. (2014). L’invention de la gouvernance managériale des associations-gestionnaires du secteur du handicap : une approche sociohistorique de la construction d’un modèle institutionnel, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Lyon 3.

Lien : https://scd-resnum.univ-lyon3.fr/out/theses/2014_out_jaubert_g.pdf (dernière consultation le 15 janvier 2023)

[3] GARDIEN, E. (sous la direction de) (2012). Des innovations sociales par et pour les personnes en situation de handicap, Toulouse, Erès.

[4] Ibid.

[5] Askheim, O.P., Bengtsson, H. et Bjelke, B.R. (2014). Personal assistance in a Scandinavian context: similarities, differences and developmental traitsScandinavian Journal of Disability Research, 16(S1), pp.3–18.

Lien : https://www.sjdr.se/articles/10.1080/15017419.2014.895413/ (dernière consultation le 4 février 2023)

[6] Andersen, J., Hugemark, A. et Bjelke, B.R. (2014). The market of personal assistance in Scandinavia: hybridization and provider efforts to achieve legitimacy and customersScandinavian Journal of Disability Research, 16(S1), pp.34–47. 

Lien : https://www.sjdr.se/articles/10.1080/15017419.2014.880368/ (dernière consultation le 5 février 2023)

[7] Nous préférons utiliser le terme aidant personnel, car la notion d’assistant fait penser à l’assistanat dans la langue française.

[8] Voir l’article : https://www.histoiresordinaires.fr/%E2%80%8BEn-Suede-Magnus-et-ses-amis-polyhandicapes-dirigent-leur-association_a1895.html (dernière consultation le 3 février 2023)

[9] La loi du 30 juin 1975 a officialisé un statut d’associations gestionnaires représentantes des personnes handicapées, mais a oublié de créer un statut d’associations militantes.

[10] MANSELL, J., KNAPP, M., BEADLE-BROWN, J. et BEECHAM, J. (2007). Deinstitutionalisation and community living – outcomes and costs: report of a European Study. Volume 1: Executive Summary. Canterbury: Tizard Centre, University of Kent.

http://eprints.lse.ac.uk/3459/1/Deinstitutionalisation_and_community_living_%E2%80%93_outcomes_and_costs_vol_1(lsero).pdf (dernière consultation le 31 janvier 2023)

[11] Il existe des associations militantes en France qui ne gèrent pas d’établissements, mais leurs moyens sont dérisoires (ex. Coordination Handicap et Autonomie, Groupement Français des Personnes Handicapées, Handi-Social, Autisme France) par rapport aux associations gestionnaires financées par le ministère de la Santé.

[12] Il n’existe pas de texte discuté et adopté par le Parlement français décrivant la stratégie à 5-10 ans en matière de handicap. D’ailleurs, les documents officiels parlent souvent de “politiques publiques du handicap” (au pluriel).

[13] Cf. les documents relatifs à la Stratégie Nationale Handicap 2021 du Royaume-Uni :

https://commonslibrary.parliament.uk/research-briefings/cbp-9599/ (dernière consultation le 5 février 2023)

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