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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprise – Partie 18

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Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (18ème volet)

Monsieur Forgeron, que peut apporter la conception universelle dans le cadre d’une stratégie de résilience urbaine ?

Pour la conception universelle, il est nécessaire de se centrer sur les apports des citoyens en tenant compte de la diversité de la population, laquelle offre une vision et une expérience différentes de la représentation du monde et des solutions à mettre en œuvre au profit du plus grand nombre. Les actions suivantes ont été identifiées pour intégrer la conception universelle dans la mise en place de stratégies et plans de résilience :

  • Faire participer les populations vulnérables et les ONG à la mise en place de politiques publiques, plans et stratégies de réduction et de gestion des risques de catastrophe intégrant la dimension de la diversité humaine (ex. handicap, âge, sexe, origine) au niveau national, avec une déclinaison à l’échelle régionale et locale ;
  • Appliquer les principes de la conception universelle en plus d’aménagements raisonnables, à toutes les phases de la réduction des risques de catastrophe, en accordant une attention particulière aux éléments suivants : développement général d’infrastructures accessibles et utilisables par tous les habitants, évaluation des risques pour tous les citoyens, planification de la préparation, exercices, systèmes d’alerte précoces, abris d’urgence et logements temporaires accessibles aux personnes handicapées ;
  • Entreprendre et renforcer les campagnes de sensibilisation de tous les publics sans exception, notamment sur les risques de catastrophe, afin de favoriser une perception positive des personnes handicapées et âgées en tant que citoyens actifs (feedback sur les mesures envisagées) ;
  • Diffuser et expliquer – lorsque cela existe – les plans de réduction des risques de catastrophes dans différentes langues et dans des formats accessibles aux personnes handicapées.

Selon vous, quels sont les facteurs-clés d’une bonne stratégie de résilience urbaine ? Et quelle est votre analyse de la situation française par rapport au Covid-19 ?

Une bonne stratégie de résilience repose sur trois piliers :

  1. l’anticipation : stratégie à long terme d’identification et de réduction des risques, et mise à jour annuellement des plans de gestion des risques ;
  2. la réactivité : activation d’un plan de résilience à court terme (ex. plan pandémie, plan crue, plan canicule) préalablement élaboré et testé, intégrant la phase de rétablissement de la situation antérieure ;
  3. la transparence dans les décisions prises : celles-ci sont décrites préalablement dans des plans. 

Ces trois facteurs-clés sont de nature à générer la confiance au sein de la population : la résilience ne laisse pas de place à l’improvisation. L’opération Résilience, lancée en plein confinement du Covid-19 le 25 mars 2020 à Mulhouse (hôpital militaire temporaire avec des équipements de réanimation), est tout sauf de la résilience. Évidemment, l’augmentation exponentielle du nombre de personnes en détresse respiratoire nécessitait une réaction des pouvoirs publics. Ceci étant, la résilience urbaine comprend : (I) une stratégie à long terme (ou vision) ; (II) des plans à déployer en fonction du type et degré d’une catastrophe (ex. pandémie, tempête, crue) ; (III) des programmes (ex. distribution de nourriture) ; (IV) une multitude d’actions coordonnées élaborées en amont d’une situation d’urgence. Dit autrement, il est impossible de faire de la résilience pendant une situation d’urgence (ex. mettre plusieurs jours pour appliquer une décision prise dans la précipitation), la résilience se définissant comme une stratégie d’anticipation des risques.

Il est regrettable que les médias aient repris l’expression opération Résilience sans se poser des questions sur son sens profond en cas de pandémie, mais surtout sur l’absence de plan anti-pandémie (et de stratégie de résilience). C’est devenu un mot à la mode. En effet, une stratégie de résilience ne se décide pas par un petit groupe d’élus et/ou de hauts fonctionnaires au sommet d’un État déconnecté de la diversité des réalités territoriales.

Or, cette crise sanitaire et de notre système de santé est d’abord une crise de notre démocratie, par des décisions verticales non débattues par la représentation nationale (État centralisateur), très éloignées du terrain (empilement de mesures uniformes sans cohérence entre elles et inapplicables localement). Cette pandémie met au grand jour que tous les citoyens n’ont pas leur place dans certaines sociétés, à commencer par les populations vulnérables, au regard des décisions prises. La classe politique française ne fait confiance ni aux citoyens, ni aux élus locaux, ni aux associations, d’où un climat de défiance préoccupant. Et infantiliser les citoyens peut être contre-productif.  

Cette pandémie était difficilement prévisible, mais grandement anticipable en termes d’atténuation des risques (ex. Taïwan, Singapour, Allemagne, Californie), en évitant de saturer les services de réanimation (sept semaines pour se préparer en France). Ce coronavirus a mis en exergue les défaillances de notre système de santé avec une grande facilité, mais il ne faut pas en conclure pour autant que tous les pays qui s’en sortent bien mieux que la France dans la gestion de cette pandémie (ex. Grèce, Slovénie) disposent de systèmes de santé plus performants que le nôtre. Il n’en est rien. Des pays (ex. Japon, Corée du Sud, Hong Kong) ont déclenché des plans de résilience sans procéder à un confinement généralisé des populations et de leurs économies.

Les stratégies de résilience les plus efficaces sont celles favorisant des approches décentralisées inclusives (ex. Tokyo[1], San Francisco[2]), l’échelon local étant responsabilisé avec une grande marge d’autonomie (décisions proches des habitants). Dans d’autres pays (ex. Espagne, États-Unis, Japon), l’ouverture des plages ou des jardins publics en phase de déconfinement ne crée pas de polémiques stériles, responsabilité incombant aux maires sans tutelle de la sphère administrative.  

Cependant, cette crise peut constituer une formidable opportunité si la diversité humaine est mise au centre des préoccupations des politiques publiques. Dans le cas contraire, nous traverserons des crises d’une violence bien plus grave. Dans ce contexte, la conception universelle représente un outil pouvant accompagner ce changement de paradigme par l’intelligence collective. La conception universelle ne cherche pas à réinventer l’eau chaude, mais révèle qu’en période de crise les caractéristiques de la population ne sont pas prises en compte. Après une telle pandémie, il faut espérer que les citoyens travailleront davantage ensemble, dans des démarches collectives, sans exclure les populations vulnérables.

Pour concevoir une stratégie de résilience urbaine inclusive (ou basée sur la conception universelle), quelles sont les mesures concrètes déployées par des États ou des villes pour intégrer les caractéristiques de la population ?

Les personnes à risque peuvent avoir des besoins supplémentaires spécifiques, lesquels doivent être recensés (collecte, coordination et diffusion d’informations géographiques[3] par la FEMA) et déclinés localement sous forme d’actions / programmes lors de la planification, de la réponse et du rétablissement d’une catastrophe ou d’une situation d’urgence. Ces programmes conçus à l’échelon local avec la population requièrent une grande réactivité en termes d’intervention des autorités locales et de la société civile. Les personnes à risque (ou vulnérables) sont les habitants d’une zone géographique confrontés à des problèmes d’accessibilité (ex. aux installations physiques, à l’information, aux transports) et/ou avec des besoins fonctionnels (temporaires ou permanents) ; ces difficultés peuvent interférer avec leur capacité à accéder ou à recevoir une aide déterminée avant, pendant ou après une catastrophe.

Quel que soit le diagnostic (handicapé, malade chronique, âgé, avec des difficultés temporaires pour se déplacer, …), le statut administratif ou situation particulière en cas d’évacuation (parents avec des enfants en bas âge), ces étiquettes aux contours très flous – attribuées à un groupe d’individus – sont utilisées pour décrire un large éventail de situations auxquelles la population peut être confrontée à tout moment avec des besoins communs en cas de catastrophe, à savoir :

  1. liés à l’accès aux infrastructures physiques exigeant que les ressources soient accessibles et utilisables par tous, tels que les services sociaux, un hébergement temporaire, l’information, les transports, les médicaments pour maintenir un individu en vie, etc.
  2. fonctionnels faisant référence aux restrictions ou limitations qu’un habitant peut rencontrer, et nécessitant une assistance avant, pendant et / ou après une catastrophe ou une urgence.

La Loi américaine adoptée en 2019[4] exige désormais de prendre en considération les besoins de santé publique et médicaux des personnes à risque. Il s’agit des enfants, des femmes enceintes, des personnes âgées, des personnes handicapées, mais aussi d’autres populations susceptibles d’avoir des difficultés d’accessibilité ou des besoins fonctionnels en cas d’urgence :

  • de cultures diverses ;
    • avec une maîtrise limitée de l’anglais ou ne parlant pas anglais ;
    • sans domicile fixe ;
    • migrants / sans papiers ;
    • avec des problèmes chroniques de santé ;
    • en dépendance pharmacologique (ex. drogués).

La FEMA[5] (agence fédérale des USA pour la gestion des catastrophes) utilise une méthodologie (ou outil) appelée CMIST[6] que chaque État, comté et ville peut reprendre à son compte et adapter pour intégrer les besoins de l’ensemble de la population sur son territoire. Ce cadre flexible[7] et transversal[8] adopté à l’échelle nationale par différentes agences fédérales et locales reprend des principes de la conception universelle. CMIST est un acronyme pour cartographier les besoins de tous les habitants sans la moindre condition[9] (administrative, financière, médicale, …), déployé à l’échelle locale pour la planification des urgences :

  • C – Communication (principe 3) : se réfère aux personnes qui parlent la langue des signes, avec une maîtrise limitée de l’anglais ou avec une capacité limitée à parler, voir, entendre ou comprendre. Les populations ayant des besoins de communication peuvent avoir des difficultés d’accès à l’information : une capacité limitée d’entendre des annonces, de voir des panneaux d’informations, de comprendre des messages ou de verbaliser leurs préoccupations.
  • M – Maintien en bonne santé (principe 5) : correspond aux personnes qui peuvent avoir besoin de médicaments après une catastrophe, de kits de survie, de prestations spécifiques, d’un équipement médical en permanence (ex. appareil respiratoire), de l’électricité pour l’équipement de survie (ex. fauteuil électrique), de l’allaitement maternel, de soins pour des nourrissons et des enfants en bas âge, d’une nutrition spécifique en fonction de problèmes de santé (ex. diabétiques, personnes avec une greffe de rein), etc. L’identification et la planification précoces de ces besoins aident à réduire les impacts négatifs d’une situation d’urgence sur la santé des populations, dont la prise en compte de leurs besoins essentiels est une condition sine qua non pour leur survie (ex. éviter l’aggravation de l’état de santé).
  • I – Indépendance au sens de l’autonomie (principe 1) : comprend tout citoyen vivant de manière autonome avec l’aide d’appareils de mobilité ou de technologies d’assistance, d’aides à la vision et à la communication, d’animaux d’assistance, etc. L’objectif non négociable (question de dignité aux USA) est de garantir que les besoins fonctionnels de toute personne sont effectivement pris en compte tant qu’elle n’est pas séparée de ses appareils de compensation (de son handicap), des technologies d’assistance, des animaux d’assistance, etc. Cette approche a pour finalité de ne pas décider ou faire à la place de toute personne vulnérable.
  • S – Soutien & Sécurité (principe 2) : intègre les personnes contraintes de se séparer des aides humaines habituelles (ex. infirmier, auxiliaire de vie), d’où nécessité d’une aide humaine autre pour leurs soins. Elles peuvent être confrontées à des situations de détresse pouvant conduire à des décès. L’identification et la planification précoces de ces besoins peuvent aider à réduire les impacts négatifs d’une catastrophe relatifs au bien-être des populations : (a) des personnes peuvent avoir perdu l’aide d’un soignant et ont besoin d’un soutien supplémentaire ; (b) d’autres peuvent éprouver les plus grandes difficultés à faire face – dans un environnement nouveau – à une situation d’évacuation (difficultés de compréhension, de perte de mémoire, traumatismes, mauvais traitements).
  • T – Transports (principe 6) : concerne les personnes qui n’ont pas accès à un moyen de transport personnel, sont incapables de conduire un véhicule en raison d’une mobilité réduite ou altérée due à l’âge et / ou à un handicap, à des conditions temporaires d’invalidité, à un accident ou en raison de restrictions légales (ex. perte du permis de conduire). Les catastrophes peuvent réduire considérablement les opérations d’évacuation (options de transport), empêchant les habitants d’accéder aux services d’urgence (ex. refuges), de rester connectés, etc.

Prendre en compte les besoins de la diversité humaine aux États-Unis est un élément majeur de la planification globale des catastrophes pour l’ensemble de la population et doit être inclus dans les plans d’urgence de santé publique fédéraux, étatiques[10], territoriaux (comtés) et locaux[11].


[1] https://www.metro.tokyo.lg.jp/english/guide/bosai/index.html (dernière consultation le 17 mai 2020)

[2] https://fr.slideserve.com/millie/city-and-county-of-san-francisco-esf-15-annex-joint-information-system-pio-workshop (dernière consultation le 17 mai 2020)

[3] Outil en ligne Geographic Information Systems (GIS) de la FEMA pour identifier, dénombrer et superviser les activités de gestion des informations et des données concernant les personnes qui ont des besoins spécifiques à travers les États-Unis. Cet outil a été créé pour améliorer l’aide à la décision et chaque État doit se doter de cet outil. Exemple du GIS dans l’État de Géorgie : https://gema.georgia.gov/what-we-do/mapping-and-gis (dernière consultation le 17 mai 2020)

[4] Loi fédérale Pandemic and All-Hazards Preparedness and Advancing Innovation Act (PAHPAI) adoptée en 2019 par le Congrès américain : https://www.phe.gov/Preparedness/legal/pahpa/Pages/pahpaia.aspx (dernière consultation le 17 mai 2020)

[5] https://www.fema.gov/office-disability-integration-and-coordination (dernière consultation le 17 mai 2020)

[6] https://www.usuhs.edu/ncdmph-learn/Documents/OAC/Lesson%204_2_OAC.pdf (dernière consultation le 17 mai 2020)

[7] Cadre CMIST – définition des besoins fonctionnels : http://www.disasterstrategies.org/index.php/blog/june-isaacson-kailes/defining-functional-needs-updating-cmist-june-isaacson-kailes-disability-policy-consultant (dernière consultation le 17 mai 2020)

[8] Moving Beyond Special Needs : file:///D:/Stephane/Downloads/OEPR_Community%20Inclusion_Kailes%20Enders%20-Beyond%20Special%20Needs_April2007.pdf (dernière consultation le 17 mai 2020)

[9] http://www.jik.com/disaster-plan.html (dernière consultation le 17 mai 2020)

[10] https://www.phe.gov/Preparedness/planning/abc/Pages/afn-guidance.aspx (dernière consultation le 17 mai 2020)

[11] https://www.rand.org/pubs/technical_reports/TR681.html (dernière consultation le 17 mai 2020)

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