Stéphane Forgeron, pourtant la création de centres pour la vie autonome et d’une allocation spécifique pour que les Britanniques handicapés puissent financer leur propre aidant personnel ne va pas être un long fleuve tranquille. Quels sont les événements qui vont freiner ce mouvement naissant au Royaume-Uni dans les années 1980 ? Quelle stratégie ces associations militantes vont-elles mettre en œuvre ?
Entre 1984 et 1986 un nombre croissant de Britanniques handicapés commence à vivre de façon autonome grâce à l’attribution d’allocations par des collectivités locales ou l’État. Or, un changement fondamental dans l’attribution d’allocations au Royaume-Uni va remettre en cause ces dispositifs. En effet, en 1986, le Gouvernement Thatcher décide de supprimer l’allocation handicap Domestic Care Allowance, de nature à restreindre considérablement le dispositif naissant pour une vie autonome.
Cette décision indignera le mouvement des personnes handicapées, et celui-ci organisera une campagne médiatique sans précédent pour dénoncer un tel choix politique. Cette campagne aura un grand retentissement dans la société britannique et le Gouvernement Thatcher fera marche arrière : il annoncera en 1987 la création d’un Fonds pour la Vie Autonome (Independent Living Fund) financé par la Sécurité Sociale, alimenté spécifiquement pour que les personnes handicapées puissent vivre en toute autonomie. Ledit fonds offrait une grande flexibilité et des ressources pour que chaque individu organise sa vie quotidienne comme il le souhaitait.
La création d’ENIL[1] sera un événement important pour ce Mouvement : 80 personnes de 14 pays, usagers d’aidants personnels, se rassembleront pour créer ce mouvement. La campagne pour le paiement direct sera initiée pour changer la législation, mais aussi parce que nombre de personnes handicapées ne bénéficiaient pas de l’accès à des dispositifs pour permettre une vie réellement autonome. En effet, en fonction des municipalités, les élus considéraient que c’était illégal, une loi de la Sécurité Sociale de 1948 interdisant aux communes de verser des aides en nature. Cette loi d’après-guerre pouvait fournir des prestations mais nullement des allocations pour bénéficier de services sur-mesure pour ces personnes en quête d’autonomie.
Au début des années 1980, des dispositifs pour une vie autonome centrés sur la personne existaient pour un nombre limité de Britanniques, et dans quelques municipalités du pays. Les autorités locales étaient très réticentes pour généraliser un tel dispositif, puisque ce modèle était perçu comme risqué en matière de transition vers un autre modèle[2] plus inclusif et plus difficile à mettre en place en termes de contrôles que le financement d’établissements à la place. Ces dispositifs pour favoriser la vie autonome reposaient sur une législation floue, sujette à interprétations. Toutefois, un rapport de la Cour des Comptes britannique mettra en lumière que le dispositif pour la vie autonome dans l’Hampshire constituait une innovation et une bonne pratique au sein de la cité. Ce rapport permettra de détendre une situation juridique instable pendant quelques temps.
La situation se détériore en 1992, lorsque la Ministre de la Santé, Virginia Bottomley, publie une circulaire à l’attention des collectivités locales pour les informer que le paiement direct à la personne est illégal. Face à une situation de blocage, les autorités locales, satisfaites des résultats de ce dispositif, seront contraintes de contourner la réglementation en versant à un tiers (ex. une association de bénévoles ou œuvrant dans le champ du handicap) des dotations, lequel ensuite redistribuait ces aides financières à la personne handicapée.
Afin de faire reconnaître ce mouvement, les personnes handicapées avaient deux priorités d’un point de vue légal :
- L’introduction d’une législation inclusive reposant sur les droits civils, dont l’effectivité est un combat permanent[3] ;
- Une législation relative au paiement direct à la personne[4].
Lorsque le Groupe sur la Vie Autonome du British Council of Organisations of Disabled People[5] (BCODP) demandera des modifications législatives au début des années 1990, ledit Conseil unira ses forces avec l’Association des Lésions Médullaires et sa représentante parlementaire, Fidelity Simpson, experte et fine tacticienne en lobbying.
Ce groupe élaborera une stratégie pour faire évoluer la législation : au sein de ces deux organisations leurs représentants réuniront des personnes handicapées avec une grande expérience sur ces sujets pour que des parlementaires et autres décideurs politiques rejoignent leur combat. Une grande campagne de mailing sera envoyée aux élus locaux et nationaux pour trouver des solutions : (1) organisation de nombreuses réunions de prise de conscience et d’information, (2) élaboration de supports publicitaires diffusés à grande échelle, (3) publication de nombreux articles dans la presse générale et spécialisée. Peu de temps après le lancement de cette campagne, le Groupe trouvera un allié très influent en la personne d’Andrew Rowe, un parlementaire conservateur, qui comprendra leurs revendications. En effet, il connaissait l’expérience de vie de l’une de ses attachées parlementaires, une femme handicapée qui à la fois gérait son propre dispositif de vie autonome et travaillait.
Il sera impressionné par un tel projet, et décide de présenter un Private Members Bill (ou projet de loi d’initiative parlementaire) sur le paiement direct. Dans la vie politique britannique, un Private Members Bill est un projet de loi présenté à travers une procédure parlementaire spécifique dans l’optique de déboucher sur une loi qui ne figure pas à l’ordre du jour du gouvernement. Il s’agit d’une procédure longue, pleine d’incertitudes, surtout si le gouvernement ne la soutient pas. Andrew Rowe essaiera à deux reprises de présenter un tel projet de loi, en vain.
Malgré ces déconvenues, le BCODP persistera en s’appuyant sur des leaders politiques influents, en organisant des réunions publiques. Le ministère des Finances s’opposera à ce genre de législation, justifiant son refus par son coût élevé[6]. Le ministère doutait du succès d’un tel dispositif, lequel, selon les arguments mis en avant, ferait exploser les finances publiques[7]. De tels arguments vont exaspérer le Mouvement pour la Vie Autonome. Pour autant, les soutiens seront de plus en plus nombreux venant d’associations nationales en faveur du paiement direct, notamment l’Association des Directeurs des Services Sociaux (ADSS).
Après ces échecs successifs, le BCODP se tourne vers des travaux de recherche sur les politiques sociales en vigueur afin d’obtenir des preuves irréfutables de l’intérêt économique d’un tel dispositif, à savoir :
- L’efficience du système du paiement direct à la personne
- L’impact sur l’amélioration de la satisfaction client
- L’amélioration de la qualité de vie du citoyen résidant à son domicile et non dans un établissement pour “handicapés”.
Le BCODP rédige un cahier des charges pour confier cette étude et la Fondation Rowntree attribuera une bourse de recherche. Le PSI, l’Institut d’Études Politiques, un pôle de recherche reconnu dans les politiques sociales, indépendant et très influent au Royaume-Uni, sera retenu pour réaliser cette étude.
Ce travail de recherche[8] avait pour objectif de faire un benchmark entre, d’un côté, les personnes handicapées utilisatrices des services proposés par les structures protégées et, de l’autre, celles faisant appel à des prestations de proximité via le paiement direct par le recrutement de leur propre aidant personnel. L’étude analysera la qualité des prestations, ainsi que les coûts et la satisfaction des usagers. L’étude mettra notamment en exergue les aspects-clés suivants :
- Le dispositif du paiement direct offre aux personnes handicapées de plus grandes possibilités de choix et de contrôle sur leur vie.
- Cette modalité est plus fiable que la fourniture de services imposés.
- Les usagers des services fournis par les structures protégées ont des niveaux bien plus élevés de besoins non satisfaits que les clients faisant appel au paiement direct.
- Pour les personnes vivant en institutions, elles ont quatre fois plus de difficultés à trouver un soutien régulier que les clients bénéficiant du paiement direct.
- Les personnes placées en institutions ont une moins grande probabilité de trouver l’assistance répondant à leurs besoins.
[1] ENIL (Réseau Européen sur la Vie Autonome) :
https://enil.eu/ (dernière consultation le 2 avril 2023)
[2] Špidla report (2008). Report of the Ad-hoc Expert Group on the transition from institutional to community-based care, European Commission.
Lien : https://deinstitutionalisationdotcom.files.wordpress.com/2017/11/report-fo-the-ad-hoc_2009.pdf (dernière consultation le 2 avril 2023)
[3] Independent Living for the Future. Our vision for a national Independent living support system:
https://www.inclusionlondon.org.uk/wp-content/uploads/2019/06/NILSS_final.pdf (dernière consultation le 2 avril 2023)
[4] https://www.independentliving.org/files/MasterThesis_SelinaGriesser.pdf (dernière consultation le 2 avril 2023)
[5] BCODP : Conseil Britannique des Personnes Handicapées :
https://tonybaldwinson.files.wordpress.com/2014/06/1982-11-bcodp-early-leaflet.pdf (dernière consultation le 3 avril 2023)
[6] ZARB, G. (1998). What Price Independence? Discours présenté à la Conférence Shaping Our Futures A conference on Independent Living par le Réseau ENIL les 4, 5 et 6 juin 1998 à Londres.
Lien : www.independentliving.org/docs2/enilfuture3.html (dernière consultation le 3 avril 2023)
[7] SMITH, N. et al., (2004). Disabled people’s costs of living: more than you would think, York: Joseph Rowntree Foundation.
Lien : https://www.jrf.org.uk/sites/default/files/jrf/migrated/files/1859352375.pdf (dernière consultation le 3 avril 2023)
[8] Zarb, G. et Nadash, P. (1994). Cashing In on Independence: Comparing the Costs and Benefits of Cash and Services, Derby: BCODP/PSI.
Lien : https://disability-studies.leeds.ac.uk/wp-content/uploads/sites/40/library/Zarb-cashing-in-on-indep.pdf (dernière consultation le 3 avril 2023)