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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprise – Partie 30

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (30ème volet)

Source: www.pixabay.com

Stéphane Forgeron, qu’avez-vous à ajouter pour nos lecteurs sur les politiques publiques inclusives en matière de valorisation des populations vulnérables, ainsi que le lien entre inclusion et exclusion ?

Les réponses sociales se fondent sur la mise en place d’un processus d’inclusion par l’égalité des droits et des chances[1]. Pour autant, dans l’optique d’atteindre cet objectif, des mesures spécifiques doivent être prises, dont l’accessibilité de la société au sens large (cadre bâti, information, communication, logement, culture, …) par la conception universelle, le développement de politiques transversales du handicap, l’accès aux dispositifs de formation professionnelle dits ordinaires / de droit commun, etc. Dans nombre de pays (ex. pays anglo-saxons, scandinaves, Japon, Italie, Espagne, Hollande, Portugal), cette approche représente une réalité, même si des progrès restent à faire dans tous les domaines.

L’inclusion et l’exclusion sont imbriquées[2], dans la mesure où l’inclusion implique la lutte active contre l’exclusion par des stratégies clairement définies. À l’étranger, le modèle inclusif (ou modèle social du handicap) impacte directement les pratiques et les discours au quotidien[3], ainsi que les politiques publiques[4].

En effet, ce modèle de l’inclusion ne conduit pas simplement à l’idée qu’un terme peut être changé par un autre, car on ne remplace pas l’intégration par l’inclusion par un coup de baguette magique. Ce modèle de l’inclusion, qui se réfère en particulier à la Convention des Nations Unies relative aux Droits des Personnes Handicapées[5] ratifiée par la France (2010), réaffirme parmi ses principes les droits fondamentaux de tous les citoyens, quelles que soient leurs conditions et leurs capacités, qui ne sont pas seulement des administrés d’un système ou d’une organisation administrative, mais des citoyens à part entière.

Etre davantage inclusif consiste à réfléchir et à discuter, à réexaminer et à redéfinir les pratiques, à s’efforcer de créer une culture de la tolérance basée sur l’équité, autrement dit garantir l’égalité des droits et des chances dès le plus jeune âge[6]. L’équité consiste également à donner à chacun au regard de ses besoins, c’est-à-dire donner différemment (et probablement plus) à ceux qui sont différents (et qui ont probablement moins).

La pratique de l’inclusion se centre sur les changements qualitatifs à apporter dans la société pour supprimer l’exclusion de certains groupes[7] et ainsi les valoriser, de sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des mêmes droits, des mêmes chances et du même statut social. Il s’agit avant tout d’un renversement de perspective qui conduit à privilégier la situation à laquelle est confrontée la personne plutôt que ses caractéristiques individuelles.

La société est conçue pour la majorité, par des bien-portants masculins pour des bien-portants masculins, excluant de fait inconsciemment les minorités, à savoir les populations vulnérables représentant 30-40% de la population. Les démarches inclusives constituent une opportunité pour transformer notre perception de la diversité humaine.

L’inclusion sociale – en tant que champ de recherche pluridisciplinaire dans les pays anglo-saxons – s’intéresse aux formes et aux contenus de l’exclusion :

  • les inégalités sociales devant l’accès aux technologies de l’information et de la communication (ex. personnes âgées, populations handicapées) ;
  • l’absence de possibilités éducatives (ex. élèves handicapés) et la médiocrité des résultats de l’apprentissage (classements PISA) dans les populations d’émigrés et à besoins éducatifs particuliers ;
  • l’homogénéité culturelle des propositions éducatives non confrontées au multiculturalisme ;
  • la stigmatisation de la diversité culturelle et sociale en tant qu’obstacle à la pleine participation.

Or, si les politiques et les lois en direction d’une population exclue ne sont pas appliquées ni mises en œuvre, le concept de société inclusive court le risque de devenir un procédé rhétorique à la mode, sans la moindre déclinaison opérationnelle pour toutes les catégories de la population qui pourraient bénéficier des effets positifs d’une telle démarche. À l’échelon international, cette expression est de plus en plus comprise comme une rupture pour favoriser, accueillir et accompagner la diversité dans toute la population et dans tous les domaines (ex. école, emploi, urbanisme, sport, culture).

Dans certains pays, l’éducation dit ordinaire est organisée de manière à permettre à tout élève handicapé ou avec des difficultés d’apprentissage un développement optimal, tandis que dans d’autres l’éducation dite spéciale, dispensée dans des classes ordinaires, est considérée comme bénéfique également pour les élèves non handicapés (ex. Italie, Islande, Norvège). Après des décennies d’expérimentations, il est reconnu au niveau international que l’éducation spéciale (ou séparée des élèves non handicapés) n’a pas produit les résultats escomptés, et ce quels que soient les pays étudiés. On y oriente par facilité (ex. France, Allemagne) un trop grand nombre d’élèves, qui s’en trouvent dévalorisés, exclus de toute vie sociale et ” pathologisés “.

L’Espagne considère que l’avenir de sa société doit se construire à l’école, et que le choix d’un modèle de société, qu’il soit inclusif ou ségrégatif, a un impact direct sur la société qu’elle souhaite construire. Celle souhaitée doit ressembler à celle qui se construit en Europe, du moins dans les principes : inclusive, équitable, respectueuse des différences, des droits et des chances de l’enfant et au sein de laquelle les Espagnols peuvent s’identifier.

Depuis de nombreuses années l’Espagne a mené des expériences d’inclusion inscrites dans une circulaire de 1985. Suite à plusieurs évaluations favorables, ces expériences ont permis d’aboutir à l’adoption de la loi sur l’inclusion scolaire des élèves handicapés et ayant des difficultés d’apprentissage (y compris les surdoués) de 1990. Après une courte période expérimentale, l’Espagne a, en 1995, imposé à toutes les écoles publiques l’obligation de scolariser tous les enfants ayant ou non des besoins éducatifs particuliers et d’assurer le même enseignement à tous les élèves. Cette loi favorisant l’inclusion concerne les écoles d’enseignement préscolaire, primaire, secondaire, la formation professionnelle et l’université.

Éduquer tous les enfants ensemble implique de trouver des modes d’enseignement adaptés aux différences de chaque enfant, de nature à bénéficier à tous les enfants. Cela implique de mettre en place des écoles accueillantes pour les enfants et soucieuses de leurs droits. Une éducation fondée sur les droits aide l’enfant à prendre conscience de ses droits, à acquérir une autonomie, à lui donner confiance en ses possibilités et à lui inculquer une estime de soi.

Dernièrement, un parent d’un enfant polyhandicapé français déclarait dans le cadre d’une assemblée générale d’une association : ” nous en sommes encore réduits à rêver une école qui ne choisisse pas les minorités qu’elle veut bien scolariser pour mieux s’exonérer de la responsabilité d’exclure les autres “. Ce constat est terrifiant, l’école inclusive n’étant pas forcément une question de moyens financiers, mais bel et bien de volonté politique pour atteindre cet objectif. La participation à égalité des chances dans toutes les sphères de la vie est un élément-clé pour que nous puissions avancer dans la création d’un environnement conçu par et pour tous.

Revenons sur l’analyse de la gestion de cette crise sanitaire en direction des populations vulnérables à l’étranger. Quelles sont les bonnes pratiques, dont la France pourrait s’inspirer ?

Aux États-Unis, la santé publique est une compétence de chaque État de cette Fédération pour répondre au mieux aux besoins des populations locales. En dépit des nombreuses prises de positions tranchées du président des États-Unis pour minimiser cette crise sanitaire, voire remettre en cause les avis des scientifiques, chaque État est le premier responsable de la gestion d’une crise, qu’elle soit d’origine sanitaire, naturelle, industrielle ou humaine.

C’est la raison pour laquelle des approches contradictoires ont été constatées d’un État à un autre, entre celles reposant sur des stratégies de résilience inclusive préalablement définies (ex. San Antonio, San Francisco) et celles où des gouverneurs ont sous-estimé cette maladie infectieuse (parfois délibérément pour des raisons électorales), afin d’atténuer les effets négatifs de mesures plus ou moins contraignantes (ex. confinement, port du masque, distanciation physique) sur l’économie. Un tel dilemme sous-entend que la population devrait choisir entre la saturation des services de réanimation, avec le risque de mettre en péril le système hospitalier, et l’effondrement de l’économie.

Néanmoins, la question sanitaire et la question économique sont étroitement imbriquées, et il ne sert à rien de les opposer. Plus les mesures sont efficaces sur le plan sanitaire et permettent de faire régresser la circulation du virus, plus l’économie est préservée. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un pour l’autre.

Les démarches préventives pour protéger l’ensemble de la population sont à souligner en Corée du Sud : dès que deux ou trois cas de personnes contaminées ont été observées à l’échelle de ce pays, des mesures ont été immédiatement prises pour éviter la propagation du virus. Résultat : aucun confinement n’a été instauré au bénéfice tant de la qualité de vie de la population que de l’économie, sans mettre en tension ses services de réanimation.

Au Japon, une déclaration d’état d’urgence a été annoncée le 7 avril 2020, mesure exceptionnelle permettant aux gouverneurs de sept régions nippones d’étendre leurs pouvoirs pour lutter contre l’épidémie qui touchait 4.000 Japonais la veille pour une population de 126,5 millions d’habitants (2018), dont plus de 2.000 cas positifs à Tokyo. Les élus locaux donnent les directives de confinement partiel, de fermeture de commerces à risque de propagation de ce coronavirus, de réquisition d’équipements ou de locaux. Les décisions prises n’ont été assorties d’aucune sanction, et les déplacements n’étaient pas limités d’une région à une autre.

Évidemment, chaque pays a ses propres caractéristiques, et cela repose grandement sur la discipline collective des Japonais et sur la confiance envers leurs dirigeants. Les règles d’hygiène habituelle forment une barrière naturelle : port du masque, distanciation physique, facilités de se laver les mains en ville, propreté exemplaire des toilettes publiques et des transports en commun, absence d’embrassade ou de poignées de mains (raisons culturelles).

Pour autant, ces mesures naturelles n’ont pas été suffisantes, car les jeunes nippons (20-30 ans) ne se sont pas sentis immédiatement concernés par cette crise sanitaire (relâchement des consignes de protection). Le Japon a tout fait pour ralentir la propagation du virus afin d’éviter que ses hôpitaux soient saturés. Les Japonais ont pourtant jugé avec sévérité la gestion de cette pandémie par le gouvernement nippon.

Sans la mise en place de stratégies de résilience inclusive à l’échelle d’un territoire, un climat anxiogène génère :

  • de la panique (non préparation et non planification d’une catastrophe sanitaire),
  • de l’incompréhension entre générations (préoccupations différentes),
  • et souvent des décisions peu rationnelles (prises dans la précipitation) avec une communication plus que perfectible basée sur la peur.

C’est la raison pour laquelle la population a besoin de recevoir des messages clairs pour adhérer aux mesures barrières et de sécurité sanitaire. Tout en préparant la population à un confinement, la mairie de San Francisco a demandé à ses concitoyens de se responsabiliser. Se responsabiliser c’est adapter son comportement et prendre des mesures de distanciation dans des lieux fermés (ex. mettre un masque dans un foyer familial en présence de personnes âgées). Se responsabiliser c’est prendre conscience et accepter l’idée selon laquelle nos comportements ont des conséquences sur les autres, mais aussi adapter nos comportements aux conséquences que ceux-ci peuvent avoir sur les autres (ex. populations vulnérables / à risque[8] mal définies en France). 

Les habitants de San Francisco ont reçu une information factuelle, claire, cohérente de bout en bout et régulière avant que ce virus circule activement dans la Baie et pendant toute cette crise sanitaire. Les règles sont les mêmes depuis neuf mois. L’éventualité d’une deuxième vague a été envisagée, puisque prévue dans son plan de résilience urbaine.


[1] UNESCO (1994). Déclaration de Salamanque et cadre d’action pour les besoins éducatifs spéciaux. Conférence mondiale sur les besoins éducatifs spéciaux, Paris.

[2] BANKS, L. M. et POLACK, S. (2014). The Economic Costs of Exclusion and Gains of Inclusion of People with Disabilities: Evidence from Low and Middle Income Countries, London School of Hygiene & Tropical Medicine.

Lien : https://www.cbm.org/fileadmin/user_upload/Publications/Costs-of-Exclusion-and-Gains-of-Inclusion-Report.pdf (dernière consultation le 30 novembre 2020)

[3] UNESCO (1999). First Steps Stories on Inclusion in Early Childhood Education, Spécial Needs Education Division of Basic Education.

[4] OECD (1997). Implementing Inclusive Education, Paris, OECD Proceedings.

[5] RIESER, R. (2012). Implementing Inclusive Education. A Commonwealth Guide to Implementing Article 24 of the UN Convention on the Rights of Persons with Disabilities, Commonwealth Secretariat, London.

[6] ECHEITA, G. (2006). Educaciôn para la inclusiôn. Educaciôn sin exclusiones, Madrid, Morata.

[7] PINNOCK et al., H. (2008). Making Schools Inclusive: How Change can Happen, Save the Children Fund.

Lien : https://www.eenet.org.uk/resources/docs/Making%20schools%20inclusive%20SCUK.pdf (dernière consultation le 30 novembre 2020)

[8] Les populations vulnérables sont nombreuses dans le cadre de cette pandémie : personnes âgées de plus de 65 ans, avec des maladies chroniques (ex. les insuffisants respiratoires, cardiaques, rénaux, les cancers, les gens en surpoids, les diabétiques), avec certains handicaps, soit en gros 40% de la population.

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