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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprise – Partie 28

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (28ème volet)

Monsieur Forgeron, indépendamment du Covid-19, la probabilité d’une pandémie est-elle jugée importante par les autorités locales de San Francisco ?

Par le recensement de ses différentes vulnérabilités sur la base d’une évaluation des risques régionaux de la Baie réalisée en 2013, la probabilité d’une pandémie impactant cette métropole avait été considérée élevée par les autorités sanitaires locales. À bien des égards, San Francisco est plus vulnérable à une pandémie aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1918 au moment de la grippe espagnole. En effet, la densité de la population de la ville est bien plus élevée qu’au début du XXème siècle, et les habitants de la région de la Baie voyagent fréquemment aux États-Unis et à l’étranger, notamment en Asie.

San Francisco a fait preuve d’humilité par rapport à l’apparition de ce virus, dont les autorités locales avaient peu d’informations en janvier-février 2020. La dangerosité d’un virus dépend de : (a) la rapidité avec lequel il se propage ; (b) la disponibilité d’un vaccin et/ou d’un traitement ; (c) l’efficacité des mesures de confinement médicales et non médicales.

Les voyages et les mouvements de populations dans le monde accélèrent la propagation des maladies infectieuses. Le confinement de la population était prévu en termes de planification (ou plan d’actions à déployer) dans la stratégie de résilience de San Francisco. Pour s’inscrire dans une telle démarche, les autorités locales estiment que cela passe avant tout par un travail sur des scénarios d’anticipation, mais aussi sur la mise en place d’un programme de résilience contre les pandémies se déclinant sur plusieurs axes :

  • la connaissance des populations[1],
    • la définition des caractéristiques des différentes catégories des résidents par quartier[2],
    • la formation continue des professionnels de santé sur ces spécificités[3],
    • l’investissement dans des dispositifs d’alerte et dans la recherche universitaire[4],
    • des expérimentations sur le terrain.

Pouvez-vous nous indiquer de quelle manière a été préparé le déconfinement à San Francisco ?

Ce déconfinement a été planifié de la même façon que le confinement, reposant grandement sur une transparence totale des autorités locales[5]. Depuis le 4 mai 2020, les responsables locaux de la santé publique suivent des indicateurs objectifs pour évaluer les progrès et assouplir les restrictions liées au confinement en s’assurant : (a) d’adopter la meilleure stratégie au regard de la réalité de la Baie ; (b) de disposer des infrastructures pour contenir et traiter le Covid-19.

Les indicateurs que surveillent les autorités locales sont bien plus précis que ceux élaborés en France, par des approches quantifiables[6] vérifiables par tout un chacun[7] en temps réel :

  1. Les hôpitaux doivent être en mesure d’accueillir en toute sécurité tous les patients de la région de la Baie : cet indicateur inclut non seulement de disposer du nombre de lits et de fournitures médicales adéquats pour les patients, mais également de l’équipement de protection individuelle (au moins 30 jours de stocks) pour tous les personnels de santé en première ligne en cas de nouvelle vague pandémique. Cet indicateur peut être suivi en temps réel par les résidents de la Baie[8].
  2. Les tests de dépistage du Covid-19 doivent être largement disponibles quotidiennement pour toutes les personnes présentant des symptômes et pour celles à risque plus élevé, tels les résidents et le personnel des maisons de retraite ou d’autres lieux de rassemblement collectif exposés à un risque de contamination.
  3. Des ressources doivent être mobilisables en suffisamment grand nombre pour : (a) permettre des enquêtes sur les nouveaux cas et retrouver tous leurs contacts ; (b) isoler ceux dépistés positifs et mettre en quarantaine les personnes ayant pu être exposées. Pour les autorités locales de la santé publique, il s’agit du seul moyen pour trouver et stopper des clusters du virus.
  4. Les agents de santé doivent constater une réduction soutenue des cas positifs pendant au moins deux semaines, à savoir la période d’incubation du coronavirus. Idem pour le nombre de patients hospitalisés[9] en raison du Covid-19.

Ce sont ces indicateurs – et non des décisions prises par un gouvernement central à partir d’un calendrier – qui ont orienté les choix de San Francisco.

Au cours du mois de mai 2020, la Direction de la Santé Publique et ses agences partenaires ont continué de mettre en place les infrastructures nécessaires à une réouverture progressive de la ville au public. Cette phase comprenait :

  1. la mise à disposition de nombreux sites de dépistage ;
  2. la recherche des contacts par la formation d’équipes dédiées ;
  3. la réponse coordonnée à l’épidémie ;
  4. des services de soutien, y compris des informations traduites en différentes langues étrangères, dont le français.

Les autorités locales ont notamment insisté sur la pratique cohérente de la distanciation physique et du port du masque par différents canaux de communication accessibles à tous les publics, facteur-clé pour garantir le succès de la prochaine phase, à savoir le rétablissement de la situation antérieure à l’apparition du Covid-19. Il est systématiquement rappelé aux habitants de la Baie que chacun doit veiller sans cesse à prendre des précautions et que la Ville continuera de donner la priorité aux populations vulnérables dans sa réponse coordonnée avec l’ensemble des comtés de la région.

Enfin, les autorités sanitaires locales ont expliqué que seul le port du masque ne peut pas endiguer une pandémie. Une telle démarche doit être accompagnée :

  • de mesures de quarantaine strictes en cas du moindre soupçon,
  • de tracking social,
  • d’analyses des habitudes culturelles (des contacts plus rapprochés en fonction de l’origine des habitants dans certains quartiers).

Une seule mesure isolée ne suffit pas à elle seule pour empêcher la propagation du virus.

Quelle est votre analyse de la situation française après quelques mois de recul et au regard de l’approche développée à San Francisco ?

Avant de développer les apports de la conception universelle dans une situation de crise sanitaire ou post-crise, il convient de partager quelques éléments de réflexion sur la gestion du coronavirus en France, tellement celle-ci est aux antipodes de l’approche et des choix du Nord de la Californie. En effet, depuis le début de cette épidémie, nous avons avant tout assisté à une épidémie de désinformation.

Il n’existe pas de réponse efficace à une épidémie sans compréhension et sans adhésion de la population sur ses risques et solutions pragmatiques à prendre pour se protéger. Pour autant, il convient de garder à l’esprit que le propre d’un problème complexe est l’impossibilité de l’expliquer complètement, et a fortiori de le maîtriser. La complexité débouche bien souvent sur l’incertitude auprès du grand public ou l’indifférence. Et les effets de la complexité n’ont cessé de se manifester dans tous les domaines ces derniers mois (ex. géopolitique[10], réchauffement climatique).

Pour lutter contre un tel phénomène, seules la pédagogie et la transparence peuvent constituer une arme efficace. Plus la transparence est forte pour affronter une crise sanitaire, plus celle-ci crée de la confiance collective. Une communication des risques opportune, précise et transparente, est un facteur essentiel, mais difficile dans les situations d’urgence faute de stratégie de résilience, car celle-ci détermine si la population fera davantage confiance aux autorités qu’à des rumeurs ou à des fake news.

À Hong Kong, à Singapour et au Japon, la gestion de l’information a été rigoureusement organisée dans ces trois pays, avec des réunions de crise presque quotidiennes. Ces pays ont insisté sur l’importance de la communication de crise : celle-ci détermine si le public fera confiance envers les autorités, élément-clé pour éviter la panique. Les vulnérabilités sont à surveiller concernant les axes suivants :

  • la coordination des services ;
  • l’accès à des fournitures et équipements médicaux adéquats ;
  • la communication des risques sur la population ;
  • une communication de crise transparente sur la situation sanitaire ;
  • la confiance de la population dans les autorités politiques (nationales et locales) ;
  • la capacité d’accueil des systèmes de soins si les besoins d’hospitalisations augmentent.

À Singapour, des groupes WhatsApp se sont mis en place avec des médecins du secteur public et privé, où des informations cliniques et de la vie quotidienne plus détaillées sont partagées. De même, les autorités utilisent des sites Web pour lutter contre la circulation des informations erronées.

Affirmer, par exemple, que les personnes âgées sont plus à risque de mourir du Covid-19 a peu de sens d’un point de vue médical en termes de réponses ciblées à mettre en place. Dans le même ordre d’idée, déclarer que toutes les personnes âgées de plus de 70 ans doivent rester confinées pendant dix mois (proposition d’avril 2020 du président du Conseil Scientifique français) n’avait pas davantage de sens, ne reposant sur aucune donnée scientifique sérieuse.

Cependant, sauf rares exceptions, les gouvernants subissent le présent plutôt qu’ils ne préparent l’avenir. Cette impréparation aux crises, quelles qu’en soient les causes (ex. naturelle, sanitaire, humaine), a entraîné une crise de confiance vis-à-vis de la parole politique. En effet, contrairement à d’autres pays, le gouvernement Français a sous-estimé cette crise sanitaire pendant des semaines, alors que d’autres pays prenaient ce risque à bras-le-corps en préparant avec pédagogie les populations au pire scénario.

Au regard de bonnes pratiques à l’étranger, il apparaît de manière criante qu’une réponse centralisée à la française constitue un choix qui n’a pas fait ses preuves, voire peut s’avérer contre-productif. En effet, cette hypercentralisation, à savoir cette idée qu’un homme seul ou un petit groupe de responsables politiques et administratifs à la tête d’un État pourrait résoudre tous les problèmes du pays – image d’Épinal présidentielle quasi monarchique – représente un handicap majeur mal évalué à ce jour en termes d’anticipation de cette crise sanitaire, de réactivité et de prise de décisions.

Une vraie démocratie se caractérise par le partage du pouvoir (vision horizontale). Or, l’une des sources de blocage de notre pays est cette vision très centrée sur le pouvoir d’un seul individu perçu tel un homme providentiel, mythe d’un responsable politique qui aurait toutes les solutions, et ce quels que soient les sujets (économie, social, environnement, …). Par définition un petit groupe de dirigeants politiques et de hauts fonctionnaires estime qu’il sait mieux que quiconque pour gérer cette crise, s’adressant à un peuple de non-sachants.

Avec ce modèle de fonctionnement vertical de la prise de décisions, il est rigoureusement impossible d’envisager de recourir à la conception universelle utilisée comme outil d’élaboration de politiques publiques pour répondre aux besoins et attentes du plus grand nombre. Toutefois, cette gestion verticale, pyramidale et ultra-bureaucratique de cette épidémie (ex. territoires confinés dans des zones où le Covid-19 ne circulait pas), a empêché toute prise de décisions localement, toute possibilité de responsabilisation individuelle (ex. Suède) et a provoqué des réactions d’incompréhension et de défiance envers les décideurs politiques nationaux, à savoir une cassure profonde (ou crise de confiance) entre le pouvoir central (décisions prises à Paris dans les ministères) et le terrain (élus, société civile).

Historiquement, la France est une société pessimiste, mais aussi de défiance envers sa classe politique. Et les crises récentes (ex. gilets jaunes, réforme des retraites) ont creusé ce capital de confiance : effritement de la confiance envers les élites économiques, scientifiques, politiques, intellectuelles, … Quant aux corps intermédiaires (ex. syndicats, partis politiques), ils ont perdu une grande partie de leur légitimité, ces derniers faisant l’objet d’un rejet massif des citoyens. 

À titre d’illustration, dans le cadre de la préparation du déconfinement et d’une éventuelle deuxième vague épidémique, la concertation entre les administrations centrales (ex. Intérieur, Santé, Éducation nationale, agences régionales de santé) et l’échelon local (ex. maires, directeurs d’établissements, petits commerces, associations) a été pour ainsi dire inexistante. Les mesures prises sont le reflet d’un management vertical, fruit de l’histoire politique de ce pays, sans la moindre volonté d’impliquer les acteurs locaux (ex. envoi de circulaires inapplicables localement, publication d’arrêtés préfectoraux incohérents).

Du reste, ces mesures sont mal comprises, car l’État a tendance à renforcer une certaine infantilisation des citoyens ainsi que des élus locaux. Sur le terrain, les élus finissent par ne plus prendre d’initiatives, de peur d’être contredits par les préfets, lesquels sont les représentants de l’État dans les départements.

Ces décisions – le plus souvent arbitraires d’un point de vue sanitaire – sont perçues tel une injustice, car non expliquées et non justifiées. Citons l’exemple de l’interdiction de se promener en forêt, dans les parcs et sur les plages en mai 2020 dans bien des communes, alors que les risques de contamination étaient infimes tout en incitant les gens à prendre les transports en commun. Le risque est que ces citoyens infantilisés se rebellent contre cet État qui veut les protéger, ne comprenant pas des décisions incohérentes.


[1] https://sfdem.org/sites/default/files/FileCenter/Documents/2464-Appendix%20C%20Figures.pdf (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[2] https://data.sfgov.org/stories/s/Map-of-Cumulative-Cases/adm5-wq8i/ (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[3] Berkeley Center for Infectious Diseases and Emergency Readiness:

https://escholarship.org/uc/ucb_sph_cider (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[4] https://www.sfdph.org/dph/alerts/coronavirus.asp (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[5] https://sfgsa.org/sites/default/files/Document/HealthOfficerOrderC19-07c-ShelterinPlace.pdf (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[6] https://sf.gov/sites/default/files/2020-04/2020.04.29%2004.29.20%20Bay%20Area%20Health%20Officer%20Indicators_Final.pdf (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[7] https://data.sfgov.org/stories/s/fjki-2fab (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[8] https://data.sfgov.org/stories/s/qtdt-yqr2 (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[9] https://data.sfgov.org/stories/s/wmxr-upyn (dernière consultation le 9 octobre 2020)

[10] BONIFACE, P. (2020). Géopolitique du Covid-19. Ce que nous révèle la crise du coronavirus, Ed. Eyrolles.

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