Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (13ème volet)
Au cours de ces derniers entretiens sur cette discipline peu connue en France, vous avez abordé la conception universelle de l’apprentissage, démarche apportant de nombreuses solutions à tous les élèves, quelles que soient leurs capacités, par un changement de paradigme dans les pratiques pédagogiques. Après ces entretiens, vous souhaitiez faire le lien entre conception universelle et avantage concurrentiel pour les entreprises, au travers de différents secteurs d’activité : les technologies de l’information, le tourisme, le secteur bancaire, l’exemple de Fujitsu dont cette stratégie fait partie de son ADN, les aéroports, …
Toutefois, un événement d’une ampleur sans précédent, à savoir l’épidémie de Covid-19, est venue bouleverser l’actualité et nos vies. Pour vous, que peut apporter la conception universelle face à un défi inédit pour nos sociétés ? Une telle question est-elle pertinente face à la propagation d’un virus ?
Tout d’abord, il convient de ne pas donner de faux espoirs avec la conception universelle. Cette stratégie et cette démarche reposent avant tout sur du brainstorming faisant appel à des compétences pluridisciplinaires en amont de la conception d’un produit, d’un environnement ou d’un service. À ma connaissance, cette approche n’est pas utilisée pour développer un vaccin ou traitement en vue de ralentir la propagation d’une épidémie. Et à ce stade, seules des compétences scientifiques très pointues (virologie, épidémiologie, infectiologie, pharmacologie, …) peuvent apporter des réponses pour endiguer cette crise sanitaire pour laquelle notre pays ne s’est pas préparé.
Nous reviendrons ultérieurement sur ce dernier point, en l’absence de stratégie de résilience urbaine inclusive.
En revanche, en amont et en aval d’une catastrophe (naturelle, humanitaire, sanitaire) à l’échelle d’un pays, d’une région ou d’une ville, des pays recourent à la conception universelle pour faire face à une crise.
Quel est le lien entre cette crise sanitaire et la résilience ? Pouvez-vous nous donner une définition de ce concept, dont les contours demeurent flous pour nombre de personnes ?
Pour faire simple, la résilience est la capacité d’anticipation d’une catastrophe à l’échelle d’un territoire quelle qu’en soit sa nature (ex. pollution atmosphérique, tempête, pandémie, accident nucléaire, sécheresse, canicule, inondation, réchauffement climatique, rupture de digue, …) et son intensité, de résistance, d’absorption, d’adaptation et de récupération en temps opportun (le plus rapidement possible) et de manière efficace. Pour ce faire, la mise en place d’une stratégie à long terme est indispensable pour être en mesure d’absorber une crise, qu’elle soit sanitaire ou de toute autre nature, et faire face à des risques potentiels réalistes identifiés en amont qu’il convient d’éviter de ” cacher sous le tapis “.
Un risque de pandémie n’est pas anodin, tant sur le plan social, économique que politique. Pour autant, il s’agit d’un risque clairement identifié en termes de résilience, mais rarement pris en compte par les gouvernements occidentaux (ex. France, Italie, Espagne). À titre d’exemple, la pénurie de masques a dicté les choix du Gouvernement français : celle-ci complique sensiblement le travail des soignants en les mettant en danger[1]. Elle a rendu ainsi très difficile le diagnostic des personnes soupçonnées d’être infectées du Covid-19 : sans protection (masques, gants, lunettes de protection, …), pas de tests de dépistage du virus à grande échelle. Dès lors, on ne sait pas qui est infecté.
L’Allemagne a mis au point un test de dépistage le 23 janvier 2020, jour du confinement de la ville de Wuhan en Chine. Dès fin janvier, des tests massifs ciblés ont été effectués prioritairement sur les personnes dites vulnérables, à savoir les personnes âgées et les personnes handicapées ayant des problèmes de santé. Depuis plus de deux mois, de l’autre côté du Rhin, les Allemands sont en capacité de faire 500.000 tests par semaine quand la France a les plus grandes difficultés à dépister 40.000 personnes par semaine (fin mars). Les Coréens du Sud peuvent se faire tester dans leur voiture dans des drive équipés à cet effet, avec toutes les précautions nécessaires pour les personnels de santé en charge de réaliser les prélèvements de salive.
Pour revenir à votre question, d’après le manuel de terminologie des Nations Unies pour la prévention des risques des catastrophes, la résilience d’une ville est sa capacité : ” de résister, d’absorber, d’accueillir et de corriger les effets d’un danger, en temps opportun et de manière efficace, notamment par la préservation et la restauration de ses structures essentielles et de ses fonctions de base “.
Dans cette perspective, les stratégies et les efforts de réduction des risques en cas de catastrophe doivent notamment inclure les personnes handicapées à tous les niveaux, afin : (1) de réduire leur vulnérabilité, (2) d’atténuer l’impact des catastrophes et des pertes de vie, (3) de maîtriser les risques et renforcer la résilience en préservant les capacités des individus, des groupes et des institutions, à savoir toutes les parties prenantes d’un territoire.
C’est même une obligation pour les États ayant ratifié la Convention internationale des Nations Unies relative aux Droits des Personnes Handicapées. En effet, son article 11 demande aux États qui l’ont ratifié[2] de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection et la sécurité des personnes handicapées dans les situations à risque, y compris les situations de conflit armé, les urgences humanitaires et la survenue de catastrophes.
Pourquoi insistez-vous autant sur les personnes vivant avec un handicap ? Ne dites-vous pas en permanence que la conception universelle doit prendre en compte la diversité humaine ?
Lors de risques de catastrophes, force est de constater que les personnes handicapées sont peu prises en compte, voire pas du tout, dans les plans de résilience urbaine. Le handicap est pourtant une question transversale qui amplifie les risques dans tous les groupes, y compris ceux déjà à haut risque tels les femmes et les enfants. En fait, les personnes handicapées font face à un impact disproportionné au cours de catastrophes, et de tels événements contribuent à l’augmentation significative du nombre de décès ou d’accidents graves au sein de groupes à la base déjà défavorisés.
Des données des Nations Unies indiquent que les personnes handicapées sont deux fois plus susceptibles de mourir que la population générale en cas de catastrophe. Idem pour les personnes âgées. En effet, la grande majorité des gouvernements n’a pas intégré la question du handicap et du vieillissement de la population dans les politiques et les plans d’actions de réduction des risques en cas de catastrophe.
En outre, les infrastructures physiques et les services de réponse aux catastrophes n’incorporent pas les principes de la conception universelle pour prendre en compte la diversité humaine d’un territoire : les messages d’intérêt essentiel (ex. déclenchement de la phase de confinement) sont souvent publiés dans des formats (ex. uniquement pour des bien-portants) et une langue (ex. uniquement en français pour le département de la Seine Saint-Denis composé d’une mosaïque d’habitants originaires de nombreux pays), lesquels ne sont ni accessibles à bien des personnes handicapées, ni à d’autres catégories de la population, voire incompréhensibles sans des mesures spécifiques prévues en amont dans un plan (ex. personnes avec un handicap psychique se retrouvant en garde-à-vue pour non-respect des mesures de distanciation sociale). Le handicap n’a pas reçu l’attention ni la représentation adéquates pour réduire les risques de catastrophes.
Cette population est bien souvent invisible dans les plans de résilience. Lors de la catastrophe du tremblement de terre et du tsunami au Japon (mars 2011), suivie par un accident nucléaire, les personnes handicapées ainsi que les personnes âgées ont été exposées aux risques les plus élevés. Le taux de mortalité des personnes handicapées a été le double de celui du reste de la population, voire le triple dans certaines zones.
Dans le cadre d’un colloque Asie-Pacifique à Sendai (Japon) les 22 et 23 avril 2014[3] sur la réduction des risques de catastrophe intégrant la dimension du handicap, des personnes handicapées, des décideurs politiques, des experts et praticiens en résilience urbaine inclusive et des défenseurs des droits de cette population se sont réunis pour adopter la Déclaration de Sendai, avec l’intention de mieux prendre en compte cette population et surtout sauver des vies. L’improvisation est souvent un facteur aggravant d’une catastrophe.
Les grands principes adoptés par cette déclaration sont les suivants :
- la prise en compte des personnes handicapées dans la réduction des risques de catastrophes est essentielle à la création de sociétés résilientes, inclusives et équitables ;
- faire participer, sur une base équitable, les citadins handicapés, quel que soit leur âge, leur handicap et leurs capacités, ainsi que leurs organisations militantes, à toutes les phases de la réduction des risques de catastrophes et aux processus de prise de décisions, est une condition préalable à une participation / implication significative de chacun.
Cette démarche doit également être menée pour d’autres catégories de la population en fonction des caractéristiques d’un territoire :
- personnes âgées (mise en place de services à domicile avec une grande réactivité dans les premières heures d’une catastrophe) ;
- sans domicile fixe (prévoir des lieux de repli comme des hôtels pour les protéger de tout risque lié à a vie dans la rue) ;
- migrants (des refuges pour les accueillir) ;
- gens infectés par un virus (les confiner dans des lieux dédiés avec le personnel de santé adéquat et non les renvoyer à leur domicile au risque de contaminer les autres membres du foyer) ;
- etc.
Ainsi, les
personnes en charge de la conception de stratégies de résilience urbaine au
sein d’une ville pourront bénéficier de leurs connaissances et compétences de
terrain pour concevoir des plans opérationnels préalablement testés.
[1]Emission Envoyé Spécial & Complément d’Enquête. Coronavirus: l’état d’urgence, France 2, du 2 avril 2020. Lien : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/envoye-special/soiree-de-l-info-coronavirus-l-etat-d-urgence_3894181.html (dernière consultation le 11 avril 2020)
[2] Le Parlement français a ratifié cette convention internationale le 18 février 2010. Lien vers le texte : https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20122488/index.html (dernière consultation le 11 avril 2020)
[3] Sendai Statement to Promote Disability-inclusive Disaster Risk Reduction :
Lien : https://www.preventionweb.net/english/professional/policies/v.php?id=40420 (dernière consultation le 11 avril 2020)