Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (5e volet)
Vous parlez de la conception universelle comme un outil stratégique et un processus innovant au service des entreprises. J’aimerais que vous développiez ce point.
Pour les entreprises japonaises, la conception universelle est une méthodologie au service de leur stratégie. Celle-ci permet une meilleure connaissance des usages et des usagers afin de construire des produits, des services et des lieux centrés sur les consommateurs (et utilisateurs).
Cette approche se centre sur les usagers : comment les mettre au coeur des processus de création ? Aussi, d’après les nombreuses pratiques d’entreprises à l’étranger de cette démarche, celle-ci désigne la conception d’environnements, de produits et de services, telle que toutes les personnes, futures générations incluses, sans distinction d’âges, de genre, de capacité ou d’origine culturelle, peuvent avoir les mêmes opportunités de comprendre, d’accéder et de participer pleinement aux activités économiques, sociales, culturelles et de loisirs, de manière la plus autonome possible.
Les entreprises américaines et japonaises estiment qu’il s’agit d’un processus innovant de conception de produits, d’aménagements, d’environnements, de programmes et de services commercialisables auprès d’un large public, sans nécessiter d’adaptations ou de personnalisations spécifiques. Même des municipalités (ex. Toronto, Berlin, Barcelone) recourent à cette démarche dans leur stratégie de développement urbain, voire des pays (ex. Singapour, Norvège).
Pouvez-vous nous donner des exemples d’entreprises recourant à la conception universelle ou de secteurs d’activité dans notre vie quotidienne ?
A l’échelle internationale on trouve de la conception universelle dans nombre de produits et services [1] : appareils ménagers, véhicules (ex. Toyota, Nissan), jouets, bâtiments, meubles (IKEA), produits multimédia, services en ligne, services de communication, tourisme, transport [2], toilettes (ex. société TOTO [3]), la santé [4] (ex. défibrillateurs), éplucheur de pommes de terre (ex. prendre en compte les gauchers pour qu’ils ne se blessent pas), produits électroniques, services financiers (Japon, Singapour), formation (ex. PSC1 ou formation premiers secours dispensée par la Croix-Rouge française conçue pour des enfants de 8 ans), enseignement [5], logement [6], salles de classe (ex. l’acoustique [7] dans les écoles américaines), salles de bains, fours micro-ondes, responsabilité sociétale et environnementale [8], reconstruction suite à une catastrophe naturelle [9], cuisines [10], etc.
Prenons le cas du secteur des cuisines aménagées. Les deux tiers des adultes Américains sont obèses ou en surpoids. Ils mangent trop et mal, ne font pas assez d’exercice, ce qui explique le taux d’obésité aussi élevé. Comme l’espérance de vie augmente mais également les problèmes de santé liés à l’âge, les nutritionnistes recommandent que les Américains cuisinent davantage et mangent moins à l’extérieur du domicile. Des chercheurs se sont notamment aperçus que les Américains consomment 50% plus de calories, de graisses et de sodium lorsqu’ils ne cuisinent pas. Pour ce faire, au regard de la morphologie d’une partie de cette population, il convient de concevoir des cuisines suivant les 7 principes de la conception universelle.
Il existe une multitude d’exemples concrets de produits, d’objets du quotidien et de services conçus à travers la démarche de la conception universelle. La plupart sont de conception nippone ou américaine. Ces entreprises ont intégré les 7 principes sous la responsabilité d’un comité de direction Universal Design pour l’ensemble des opérations de l’entreprise. Les success stories sont nombreuses : Apple, Axel Hotels à Barcelone, IKEA, Nespresso, Santa & Cole, les hôtels Sol Meliá, Panasonic, Canon, Sony, Toyota, etc.
De nombreux produits ont été récompensés pour leur conception universelle : l’iPhone et l’iMac ont reçu l’Universal Design Award, la poussette Dorel, les poignées de porte HEWI, le packaging des piles Panasonic, le tramway Flexity de Bombardier Transportation, les ustensiles de cuisine d’OXO.
Pouvez-vous nous raconter la success story d’OXO [11] ?
En 1960, Sam FARBER crée la société Copco Inc., spécialisée dans les ustensiles de cuisine. Sam prend sa retraite en 1988, à l’âge de 66 ans. Une fois retiré des affaires, il prend conscience que les produits commercialisés jusqu’à présent avaient un impact négatif sur les personnes handicapées.
Par le passé Copco avait conçu et marketé quelques produits à l’attention des personnes handicapées, sans grand succès. En dépit de son expérience dans ce secteur, Sam s’aperçoit que ses produits ont tendance à exclure les consommateurs âgés, handicapés et gauchers. Peu de temps après, Sam et son épouse louent une maison en Provence. Sa femme a de l’arthrite et il devient douloureux pour cette dernière d’utiliser les ustensiles de cuisine à disposition dans cette demeure provençale. Plus elle cuisine et plus cette passion est vécue comme une souffrance physique.
Aussi, pour Sam se pose la question suivante : comment est-il possible de concevoir des ustensiles aussi inconfortables et difficiles d’usage ? La retraite de Sam sera de courte durée, puisqu’en 1989 il crée la société OXO International dans l’optique de concevoir des ustensiles de cuisine en pensant à ces consommateurs. Sam choisit le nom d’OXO, car il peut être lu horizontalement, verticalement, ou de droite à gauche.
Ceci étant, l’entreprise va connaître des déboires à ses débuts, car elle va commettre une erreur d’appréciation en termes de marketing : OXO va concevoir des ustensiles pour des personnes avec des problèmes de dextérité et les vendre en communiquant spécifiquement sur cette spécificité. Or, ce sera un flop. OXO va alors s’adresser à la société Smart Design Inc. en Californie, laquelle va proposer des produits à la fois fonctionnels, ergonomiques et esthétiques. OXO va notamment consulter Patricia MOORE, conceptrice transgénérationnelle de renom. Les ventes vont exploser en quelques mois à partir de 1990. Sam va recruter Alex LEE en tant que directeur du Développement des Produits, et futur président d’OXO. Sa devise est ” concevoir des produits faciles à utiliser pour la population la plus large possible, pour des personnes de 20 ans en bonne santé jusqu’à plus d’âge “. La stratégie d’OXO a pour objectif de fournir des ustensiles de cuisine innovants centrés sur la vision de rendre la vie plus facile aux consommateurs. OXO propose plus de 850 produits pour à la fois :
- (1) les jeunes consommateurs, qui les préfèrent parce qu’ils sont plus intelligents, plus efficients et drôles que les offres de la concurrence ;
- (2) les consommateurs plus âgés ou avec une dextérité limitée, parce que ces produits sont plus faciles à utiliser, pratiques et utilisés par la population jeune ;
- (3) les consommateurs gauchers, parce qu’ils peuvent être utilisés facilement et sans surcoût tant par les droitiers que les gauchers.
Résultat de la prise en compte de cette diversité humaine et ses caractéristiques : entre 1991 et 2008 augmentations en moyenne des ventes de 27% par an. L’essoreuse à salade OXO se manie comme un jeu pour enfants : il suffit d’appuyer sur le piston pour essorer la salade. Un bouton permet l’arrêt du panier et un autre maintient le piston baissé pour faciliter le rangement.
Sam et son épouse vont voyager dans le monde entier pour faire la promotion de la conception universelle. La philosophie d’OXO depuis sa création est toujours la même : concevoir des produits utiles quel que soit l’âge des consommateurs et leur degré de dextérité.
Sources
[1] Voir Betty Dion Enterprises Ltd. (2006). International Best Practices in Universal Design: A Global Review. Ottawa: Canadian Human Rights Commission.
[2] Voir C. COSTA et V. de LIMA (2001). The Curitiba Transport System in Brazil: An Example of Universal Design within Developing Economies. Disability World, dddno. 6 (January-February).
[3] Société japonaise, Numéro Un mondial du secteur des sanitaires. TOTO emploie plus de 200 experts en conception universelle. Leurs produits sont devenus un standard sur le marché japonais.
[4] Voir C. KOCHTITZKY et R. DUNCAN (2006). Universal Design: Community Design, Public Health, and People with Disabilities. in: Integrating Planning and Public Health: Tools and Strategies to Create Healthy Places.
[5] Voir B. KENNIG et C. RYHL (2002). Teaching Universal Design: Global Examples of Projects and Models for Teaching in Universal Design at Schools of Design and Architecture,”AAOutils: ANLH, Brussels. Consulter également P. WELSH (ed.) (1995). Strategies for Teaching Universal Design, Boston: Adaptive Environments. Lire aussi T. VAVIK (2011). Strategies for Teaching Universal Design. Proceedings of the 13th International Conference on Engineering and Product Design Education, London. Enfin, consulter S. BURGSTAHLER et C. REBECCA (2008). Universal Design in Higher Education: From Principles to Practice, Cambridge, MA: Harvard Education Press.
[6] Voir S. KOSE (1996). Possibilities for Change Toward Universal Design: Japanese Housing Policy for Seniors at the Crossroads, Journal of Aging and Social Policy, 8(2&3), pp. 161-176. Consulter également W.A. JORDAN (2008). Universal Design for the Home: Great Looking, Great Living Design for All Ages, Abilities, and Circumstances, Beverly, MA: Quarry Books.
[7] Voir J. ERDERICH (1999). Classroom acoustics. CEFPI Brief on Educational Facility Issues. CEFPI The School Building Association. Consulter également P. B. NELSON, S. D. SOLI et A. SELTZ (n.d.). Classroom Acoustics II-Acoustical Barriers to Learning.
[8] Voir A. GOSSETT, M. MIZRA, A. K. BARNDS et D. FEIDT (2009). Beyond Access: A Case Study on the Intersection Between Accessibility, Sustainability and Universal Design. Disability and Rehabilitation: Assistive Technology, 4 (6) 439-450. Voir également International Conference on Universal Design (December 12, 2004). Rio Charter: Universal Design for Sustainable and Inclusive Development. in: Rio de Janeiro, Brazil.
[9] Voir M. WESTIN (2005). A Comment at the World Bank and Center for International Rehabilitation Post Disaster Situations: Opportunities for an Accessible Built Environment. Washington DC. Consulter également B. OOSTERS (2005). Looking with a Disability Lens at the Disaster Caused by the Tsunami in South-East Asia. Brussels: CBM International. Lire aussi P. ROCKHOLD (2007). Disability and Disaster. Presentation at the Consensus Conference Verona Charter on the Rescue of Persons with Disabilities in Case of Disasters. 8-9 November, in Verona, Italy.
[10] Voir A. HINES, R. NULL, J. POTTHOFF, S. SULLIVAN et L. WELCH (2010). Kitchen Design Strategies to Increase Home Dining for All Family Members. Portland, OR: Housing Education and Research Association.
[11] Consulter le site www.oxo.com