Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (suite).
Stéphane FORGERON travaille dans le secteur bancaire en tant qu’auditeur interne. Il s’est spécialisé dans cette démarche innovante de la conception universelle au service de la stratégie marketing des organisations. Diplômé d’HEC Paris, il s’efforce de promouvoir, avec un ami économiste, cette approche marketing pour concevoir la banque du futur.
Cette démarche de conception de produits et de services, très répandue au Japon, en Amérique du Nord et dans quelques pays européens (ex. Allemagne, Norvège, Suisse) représente pour les entreprises qui l’appliquent un avantage concurrentiel. Néanmoins, pour Stéphane bien d’autres avantages sont à mettre en avant, qu’il vous exposera au fil des échanges que nous aurons avec ce dernier.
Dans notre premier entretien, vous avez expliqué que créer des produits et des services spécifiques pour une population donnée vont à l’encontre de la philosophie de la conception universelle. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Les Américains démontrent au quotidien que tous les produits et services peuvent être Universal Design. Pour ce faire, il suffit de penser différemment pour apporter des solutions. Cette approche refuse la conception de produits et de services pour une population-cible (ex. personnes âgées, personnes handicapées), car si ces produits et services sont bien conçus et marketés ils bénéficieront à tous les clients potentiels. Les jeunes d’aujourd’hui seront les seniors de demain. En matière de business, il s’agit de créer de la valeur ajoutée aux produits et services du quotidien.
Du point de vue du consommateur, personne n’aime être stigmatisé en associant un consommateur à un groupe qui potentiellement peut renvoyer des connotations négatives. Des mots comme âgé, handicapé, obèse, dégagent un sens péjoratif. La philosophie de la conception universelle se réfère à la fois à une méthodologie de conception d’environnements bâtis, de produits et de services très répandue au Japon, en Amérique du Nord, et dans quelques pays européens (ex. Allemagne, Norvège, Suisse) et à une stratégie marketing au service des entreprises. Israël applique cette démarche pour ses soldats blessés[1].
Monsieur FORGERON, dans notre précédent entretien, vous avez déclaré qu’Apple travaille selon les principes de la conception universelle : pouvez-vous nous en dire plus sur l’iPhone ?
L’iPhone est devenu une success story pour la marque à la pomme ; cependant, ce que les Français ne savent pas, à commencer par les spécialistes du marketing, c’est que cette réussite commerciale et technologique est due en grande partie à l’adoption par cette entreprise de la philosophie et des principes de la conception universelle.
Jusqu’à présent, pour un consommateur handicapé il était nécessaire de faire l’acquisition d’un modèle haut de gamme plus un logiciel spécifique, ledit logiciel coûtant plus cher qu’un smart phone. Ainsi, Apple va révolutionner le monde de la téléphonie, mais aussi et surtout développer une approche centrée sur l’utilisateur. Malgré le prix élevé des iPhone, de plus en plus de personnes en sont équipées en raison de son utilisabilité (ou confort d’usage) : réglage du contraste visuel, zoom, synthèse vocale permettant de vocaliser toutes les actions sur le smart phone par le toucher, ergonomie, facilité d’utilisation même sans main, GPS vocalisé, etc.
Apple est l’exemple même du recours systématique à la conception universelle. L’iPhone est un produit lisse, muni d’un écran tactile, et sans touches : tout est visuel, si ce n’est que ce produit a été pensé en terme d’universal design en amont de sa conception. Apple est parvenu à concilier à la merveille esthétique et accessibilité pour tous, y compris les enfants, les seniors, les personnes ne pouvant utiliser leurs membres supérieurs, etc.
L’application Siri a été tournée en dérision au moment de son lancement par des journalistes informatiques “voyant midi à leur porte” , sur des options d’accessibilité sans grande utilité, en apparence. Or, de plus en plus de personnes non handicapées se mettent à utiliser Siri pour avoir accès à des services : la météo, consulter sa messagerie, écrire un SMS en le dictant, etc. Les personnes ne pouvant utiliser leurs membres supérieurs sont désormais en mesure – à travers l’iPhone – de fermer les volets de leur appartement, par le biais de la domotique. Certains logiciels détectent les mouvements de la tête ou même du regard.
Quant au GPS de rue d’Apple, même s’il n’est pas tout à fait au point car pensé à l’origine pour des automobilistes, la technologie fait d’immenses progrès, et une personne aveugle peut l’utiliser pour suivre des itinéraires et être guidée vocalement (ex. de son domicile à un restaurant choisi par la voix). L’iPhone peut désormais indiquer à un piéton dans quelle rue il se trouve ainsi que le numéro de la rue, avec une marge d’erreur de quelques mètres. Il est fort à parier que d’ici quelques années ce service de base sur tous les iPhone sera utilisé par beaucoup de piétons non handicapés. Samsung et Google investissent sur ces technologies.
Selon vous, Apple utilise-t-elle la conception universelle sur d’autres produits ?
A titre d’illustration, l’iPad a changé la vie de nombre de personnes autistes, notamment les formes les plus sévères de l’autisme, à savoir celles qui ne peuvent pas parler. Cette tablette les aide à communiquer et à s’ouvrir pour atténuer leur isolement social. Pourtant, Apple ne communique pas sur ce sujet, ce qui est de loin la meilleure stratégie de communication : ce sont les parents d’enfants autistes Américains et Canadiens qui s’en chargent et parlent de l’iPad en des termes élogieux. Pour ces personnes autistes, cet outil représente une deuxième naissance[2]. Cette tablette peut être utilisée par tous les enfants, les seniors, les personnes avec différentes capacités, sans le moindre surcoût.
Stéphane, vous parlez d’avantage concurrentiel pour les entreprises qui recourent à cette démarche innovante. Pouvez-vous développer ce point ?
Apple travaille selon les principes de la conception universelle, ce qui explique grandement les succès de l’iPad, du Mac et de l’iPhone pour les dirigeants de cette société. En effet, par cette approche marketing utilisée sur presque tous leurs produits, Apple démontre qu’un large éventail de personnes peut en bénéficier. Si un ordinateur avec un écran tactile peut être utilisé par les aveugles ou des seniors en perte d’autonomie, cela revient à dire que potentiellement toutes les institutions financières sont en mesure de concevoir une grande gamme de services à un large spectre de la population, par le recours à la conception universelle. Aussi, il s’agit d’un enjeu essentiel pour ce secteur d’activité, et tant d’autres.
Les ventes d’Apple ont explosé grâce à la conception universelle, et si demain Apple décidait de devenir une banque en ligne à l’échelle mondiale – et elle a la trésorerie suffisante pour aller dans cette voie –, elle disposerait d’un avantage concurrentiel substantiel sur les acteurs dits traditionnels pour des opérations simples. Ce n’est plus de la fiction d’affirmer que potentiellement Apple et d’autres sociétés (ex. Amazon, Google) seraient en mesure de capter tous les publics auxquels les acteurs traditionnels ne s’intéressent pas.
Les banques traditionnelles recourent-elles à la conception universelle ?
A mes yeux, la question essentielle est la suivante : comment les banques traditionnelles peuvent-elles continuer de croître avec cette concurrence naissante (les fintechs), agressive, innovante, très réactive, et utilisatrice de conception universelle à l’étranger ? La réponse n’est pas simple, car ces nouveaux acteurs n’ont aucune expérience du secteur bancaire, et en même temps une expérience utilisateur bien plus développée à travers les NTIC. En tout cas, ces » banques « , mais aussi des banques traditionnelles, commencent à adopter les principes de la conception universelle : citons Barclays, Bank of America, Capital One, OCBC Bank (Singapour), JPMorgan Chase, Santander, les banques japonaises, des banques norvégiennes (ex. la Norwegian State Housing Bank).
Malheureusement, aucune banque française n’a pu être clairement identifiée pour ce qui est de la pratique de la conception universelle dans ses processus. En effet, les banques en ligne françaises excluent nombre de consommateurs potentiels, sans que ces acteurs économiques en aient conscience.
Sources
[1] Voir A. Ramot (2001). Israel: A Country on the Way to Universal Design. in: Universal Design Handbook, McGraw-Hill.
[2] Emission 60 Minutes, CBS, du 23 octobre 2011.