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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprises – Partie 40

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (40ème volet)

Source : pixabay.com

Stéphane Forgeron, pouvez-vous préciser votre analyse sur la situation française dans le champ du handicap, notamment l’approche par les incapacités ?

L’approche par les incapacités inscrite dans la Loi française est arbitraire. Ainsi, le Code de la sécurité sociale précise qu’une personne aveugle est par définition présumée être incapable de travailler ou connaître des difficultés substantielles et durables d’accès à l’emploi, étant donné la lourdeur de son handicap (automatiquement > à 80%). Cette conception du handicap, vigoureusement rejetée dans les pays scandinaves et anglo-saxons, revient à légaliser en droit l’incapacité de travailler en raison d’un handicap donné.

Pourtant, l’handicap diagnostiqué n’est pas forcément sévère dans un contexte professionnel, dès lors que l’approche est fondée sur la compensation du handicap et non sur les limitations supposées d’emblée de la personne. Cette conception d’infériorisation de la personne n’apporte aucun élément d’information pour concevoir l’insertion ou la réinsertion sociale et/ou professionnelle de toute personne vivant avec un handicap, ni lui permettre de vivre dans la cité. En effet, pour être efficace, le diagnostic devrait s’appuyer sur de multiples facteurs relevant de diverses spécialités, centré non sur le préjudice subi mais sur la remobilisation des capacités de la personne[i].

La compensation d’un handicap doit permettre à tout citoyen, quelles que soient ses capacités, de jouer un rôle dans la société. Or, la Loi française impose cette lecture par les incapacités dans tous les aspects de la vie de la personne. Le cadre législatif et réglementaire a été conçu par les incapacités (évaluer, orienter, contrôler les personnes handicapées).

À l’inverse, pour nombre de pays développés, l’autonomie est la base de la dignité de tout citoyen: empêcher un individu de décider ses choix de vie revient à lui ôter toute dignité ; empêcher un individu de décider revient à lui confisquer toute liberté ; décider à la place de, orienter et évaluer ses besoins sans l’intéressé, constituent autant de facteurs laissant penser que des millions de Français vivent dans un régime d’« apartheid social masqué ».

Les pays scandinaves accordent une importance capitale au concept de qualité de vie. Pour des Danois, des Finlandais, des Islandais, la question n’est pas à quel type d’établissement doit appartenir telle personne vivant avec un handicap. Ou quelle orientation a été préconisée par une entité administrative. Ou quel type de prise en charge serait la plus en adéquation avec un handicap donné. Mais : quels sont les besoins de la personne pour qu’elle bénéficie d’une bonne qualité de vie personnelle.

Ainsi, les scandinaves sont plus soucieux de connaître les besoins individuels et de ressources de la personne, mais également : son réseau social, sa vie dans la cité, les conseils du médecin de famille. Pour mettre en place les moyens effectifs d’une vie autonome, toute décision est prise avec l’accord de l’intéressé. Toute ” orientation ” dans un dispositif spécifique, sans l’accord de la personne, est illégale. En Suède, l’institution est conçue tel un service de soutien (un centre-ressources) et non de soins.

En définitive, une société dite inclusive signifie à terme la disparition du secteur sanitaire et médico-social à la française, filière qui n’existe plus à l’étranger depuis plus de 20 ans. Un jour, un responsable associatif, conscient des dérives du système français, avait avoué : ” ce n’est pas parce qu’il y a des clients qu’il y a des établissements spécialisés ; c’est parce qu’il y a des établissements spécialisés qu’il y a des clients “. Il était catégorique : nombre d’enfants orientés dans ces structures avaient parfaitement leur place au cœur de la société.

Qu’apportent des politiques publiques centrées sur le modèle de la vie autonome pour les personnes handicapées ?

Le Mouvement pour la Vie Autonome a identifié dès ses origines deux problématiques majeures :

  1. d’une part, la dépendance des personnes handicapées envers les ” professionnels du handicap ” – expression couramment utilisée en France –, pour l’essentiel des salariés sans handicap issus du monde de la santé, non formés au handicap sur le plan social[ii] (au sens des Disability Studies), de nature à leur confisquer leurs droits fondamentaux[iii] pouvant déboucher sur de la maltraitance[iv] ;
  2. d’autre part, la croyance selon laquelle les difficultés rencontrées sont liées au handicap de la personne et non à son environnement[v], ni aux processus de rééducation.

Le Mouvement pour la Vie Autonome, né à Berkeley (Californie) au début des années 1960, a eu une grande influence dans les revendications des personnes handicapées au niveau international, ainsi que dans la transformation de la perception de cette population au sein de la société par les personnes non handicapées. Ce mouvement, inconnu en France, rejette violemment les processus d’institutionnalisation, de médicalisation, d’orientations imposées, de ghettoïsation et de violation systématique des droits fondamentaux des personnes handicapées (ex. Angleterre[vi]). La devise de ce mouvement est d’ailleurs sans ambiguïté : ” Nothing about us without us! ” (Rien sur nous, sans nous).

Un objectif-clé de la vie autonome est de donner les mêmes opportunités aux personnes handicapées qu’au reste de la population. L’essence de la vie autonome est la liberté de prendre des décisions sur sa propre vie et de participer pleinement à la vie au cœur de la cité. Le National Council on Independent Living (ou Conseil National pour la Vie Autonome) aux USA définit la vie autonome comme un choix pour les personnes handicapées : être capable de vivre de sorte que chaque personne soit en droit de choisir, avec les membres dont la personne veut s’entourer. Cela signifie la possibilité de choisir l’aidant personnel et les aides les plus en adéquation avec ses besoins. Il ne s’agit pas forcément de faire tout par soi-même pour une personne handicapée, mais plutôt qu’elle ait le contrôle sur sa vie au quotidien.

Toutefois, la vie autonome est plus qu’un objectif individuel à atteindre. Cette notion, devenue réalité en matière de politiques publiques inclusives dans les pays anglo-saxons et scandinaves :

  1. implique un changement dans les relations sociales ;
  2. sous-entend une approche tant philosophique qu’opérationnelle ;
  3. rassemble les personnes handicapées pour travailler sur les droits civiques et humains ;
  4. implique une égalité des chances pour toutes les personnes.

C’est la quête d’un objectif simple : la vie autonome[vii] assure les mêmes chances de réussite et les mêmes possibilités de choix de vie au quotidien que l’ensemble des citoyens, ce qui ne va pas de soi pour tout le monde. La pierre angulaire de la philosophie du Mouvement pour la Vie Autonome est le contrôle et le choix des personnes handicapées sur leur vie[viii]. Aussi, les dispositifs d’entraide sont d’une grande importance, car ceux-ci permettent de créer de nouvelles possibilités de faire ses propres choix. Cette reconnaissance que les personnes handicapées peuvent créer de nouveaux mécanismes de choix est une des raisons pour lesquelles les personnes handicapées se sont unies (ex. Suède, Norvège, Japon, USA, Irlande, Angleterre) pour créer leurs propres organisations, dont les Centres pour la Vie Autonome sont l’émanation.

Les Centres pour la Vie Autonome à l’étranger[ix] ont pour vocation première de développer les potentialités des personnes handicapées dans l’optique d’organiser les prestations dont elles ont besoin. À travers ces centres aux coûts très faibles par rapport aux associations gestionnaires d’établissements pour personnes handicapées[x] en France, les personnes handicapées ont plus de libertés pour exercer le contrôle sur leur propre vie, notamment par la pair-émulation, méthode facilitant la prise de décisions à partir de situations de respect des préférences individuelles entre personnes handicapées.

En France, on parle d’autonomie en établissement, sans que personne ne s’offusque d’un tel paradoxe. C’est l’héritage du modèle médical du handicap[xi], lequel considère la personne handicapée tel un patient, un malade, un objet de soins, voire un drame social, et non un client avec des droits et des devoirs. Dans le modèle médical du handicap, les qualités de la personne n’existent pas, ces dernières vivant dans un monde parallèle, isolées de la société, étiquetées tels des sous-hommes, des assistés sociaux à vie, dépendant économiquement et physiquement d’associations gestionnaires, dont la mission première fixée à ces directeurs d’établissements par la tutelle (le ministère de la Santé) est d’atteindre un taux d’occupation proche de 100%.

Un Centre pour la Vie Autonome peut être défini comme une organisation à but non lucratif (association, fondation, coopérative sociale, entreprise), sans hébergement, créée et gérée par des personnes handicapées, essentiellement par des demandeurs de prestations très variées de façon continue et dans la durée, conçues pour leur rendre des services sur le lieu de vie. Un Centre pour la Vie Autonome soutient et accompagne les personnes handicapées localement pour effectuer la transition vers un modèle de vie autonome. Une des principales activités de ces centres est de soutenir d’autres personnes handicapées à vivre dans le respect de leurs droits.

Un Centre pour la Vie Autonome est constitué de personnes handicapées ayant la conviction que l’orientation, l’évaluation et l’aide entre pairs sont des critères fondamentaux, libérateurs, permettant de développer des modèles et solutions à reproduire. Ces centres sont toujours contrôlés et dirigés par des personnes handicapées, qui ont décidé de vivre une vie autonome ; elles sont majoritairement représentées au sein des conseils d’administration de ces structures légères, et la plupart du temps les personnes qui votent aux assemblées générales ont un handicap. Ce contexte n’est pas le fruit d’une hostilité envers les personnes non handicapées. C’est au contraire l’expression d’une condition nécessaire vers la vie autonome. Les personnes handicapées doivent prendre en main leur vie ; elles ont besoin de penser et de parler en leur nom sans interférence d’autres personnes non concernées par un handicap. Accepterait-on qu’une association de défense des droits des femmes soit dirigée et contrôlée par des hommes


[i] BACQUÉ, M-H. et BIEWENER, C. (2015). L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Introduction, Paris: La Découverte.

[ii] BARRAL, C. (2007). Du modèle individuel au modèle social du handicap. Journée d’études universitaire sur les déficiences intellectuelles. Voir également OLIVER, M. (2009). Understanding Disability: From Theory to Practice. 2nd Edition. London: Palgrave/Macmillan.

[iii] Sur la situation française consulter Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Rapporteuse spéciale Catalina Devandas-Aguilar sur les droits des personnes handicapées. Promotion et protection de tous les droits de l’homme, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement. Visite en France du 3 au 13 octobre 2017. GE.19-00232, 8 janvier 2019.

https://organisation.nexem.fr/assets/rapport-2019-de-lonu-sur-le-droits-des-personnes-handicapees-cf23-32135.html?lang=fr (dernière consultation le 15 juillet 2021)

[iv] Rapport du Sénat (2003). Rapport de la commission d’enquête (1) sur la maltraitance envers les personnes handicapées accueillies en établissements et services sociaux et médicosociaux et les moyens de la prévenir, N° 339.

https://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-11.pdf (dernière consultation le 15 juillet 2021)

[v] OLIVER, M. (ed.) (1992). Social Work: Disabled People and Disabling Environments. London: Jessica Kingsley.

[vi] ZARB, G. et NADASH, P. (1994). Cashing in on Independence. Comparing the Costs and Benefits of Cash & Services, BCODP Publication.

[vii] Voir www.independentliving.org (dernière consultation le 15 juillet 2021)

[viii] RATZKA, A. D. (1996). Independent Living and Attendant Care in Sweden: A Consumer Perspective, Independent Living Institute.

https://www.independentliving.org/docs1/ar1986spr.html (dernière consultation le 15 juillet 2021)

[ix] GARCiA ALONSO, J.V. (Coor.) (2003). El movimiento de vida independiente, Experiencias Internacionales, Fundaciôn Luis Vives, Madrid.

[x] MANSELL, J., KNAPP, M., BEADLE-BROWN, J. et BEECHAM, J. (2007). Deinstitutionalisation and Community Living. Outcomes and Costs: Report of a European Study. Volume 1: Executive Summary. Canterbury: Tizard Centre, University of Kent.

[xi] FARDEAU, M. (2000). Sur une analyse comparative et prospective du système français de prise en charge des personnes handicapées. Rapport au Ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au Secrétaire d’Etat à la Santé et aux Handicapés. Paris : Ministère de l’emploi et de la solidarité, 2000.

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