Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (39ème volet)
Stéphane Forgeron, pouvez-vous illustrer cette politique du vieillir et du vivre à domicile pour les personnes handicapées et âgées dans différents pays ?
Les pays du Nord de l’Europe ont engagé une réflexion précoce sur l’adaptation des politiques du logement au vieillissement de la population dans les années 1950. Ces pays ont été en mesure de développer des politiques publiques et des pratiques innovantes répondant au mieux aux besoins:
- des seniors à partir des années 1960 ;
- des personnes handicapées à compter des années 1980.
À titre d’exemple, ces pays se sont efforcés de mettre en place une politique du vieillir à domicile, les logements devant être adaptés au mode de vie des personnes âgées et handicapées, avec le développement de services d’aide à domicile de proximité[1] destinés à faciliter le quotidien des personnes en perte d’autonomie.
Un lien est à observer entre la place de ce mouvement collectif organisé en coopératives et le degré de prise en compte du bien-être des seniors et des personnes handicapées : la coopération est marquée par la volonté commune de ces publics de se charger directement de leurs propres exigences habitatives, au point de s’organiser, de projeter et de réaliser un habitat construit en fonction de leurs propres conditions existentielles et de leurs besoins spécifiques. Le coût peu élevé des loyers est, par exemple, adapté aux revenus des retraités.
Une telle approche a également eu pour effet de résoudre le problème d’accès au logement des personnes handicapées, les pays scandinaves ayant adopté des démarches pragmatiques, avec pour chaque acteur un rôle clairement défini. En Suède[2], par exemple, toute personne handicapée doit vivre en milieu dit ordinaire : c’est une question d’équité, d’épanouissement, de respect de ses droits, de sa dignité et de pleine participation à la société.
Dans ce pays[3], les logements de proximité sont conçus pour contenir un maximum de six unités ou appartements individuels accessibles à différents handicaps (ex. physique, intellectuel), et doivent être situés dans des bâtiments classiques communs à l’ensemble des résidents. Le terme ” services de proximité ” ou ” soins de proximité ” renvoie à l’éventail de prestations permettant aux personnes de vivre au sein de la société et, pour les enfants handicapés de grandir dans un environnement familial, et non dans une institution (ou établissement fermé) à l’écart des villes.
Le concept d’accessibilité englobe des prestations communes à l’ensemble de la population suédoise : logement, accès à la santé, éducation, emploi, culture et loisirs. Ces prestations doivent être rendues accessibles à tous, quel que soit la nature de la déficience ou le degré d’assistance requis. Trois formes d’hébergement à financement public sont prévues :
- des appartements thérapeutiques dans des zones résidentielles ;
- des résidences-services comportant de 5-10 appartements séparés, avec éventuellement des équipements communs ;
- un logement individuel adapté.
La clé du succès de cette politique publique, laquelle relève des municipalités, réside dans la mise en place d’une gamme très étendue de prestations pour vivre à domicile. La contrepartie de l’abandon des solutions institutionnelles est aussi l’accent mis sur l’accessibilité des services publics et privés, des lieux et des moyens de communication. Les pouvoirs publics français parlent d’habitat inclusif, lequel est tout sauf inclusif car les personnes handicapées vivent entre elles au sein d’un même logement. Cependant, il s’agit d’un progrès – elles peuvent développer une certaine autonomie[4] – au regard des nombreux dispositifs institutionnels où des personnes handicapées sont orientées administrativement[5] dans des établissements fermés[6], à la campagne au fond des bois.
En 1965, des pays avaient déjà commencé à apporter des solutions à ce problème d’accessibilité du cadre urbain (ex. Danemark, Suède), mobilisés dès les années 1950 sur cette problématique sociétale, lesquels seront bien souvent pris comme exemples dans d’autres pays (ex. Norvège, Finlande, Pays-Bas, Grande-Bretagne[7], États-Unis[8]). Dans les pays scandinaves les solutions développées en direction des personnes handicapées font partie intégrante de leur tradition collective : elles sont le fruit de la loi et des pratiques administratives ou bénévoles.
Dans ces pays, les pouvoirs publics se soucient de l’habitat des personnes âgées et handicapées. Les bailleurs sociaux élaborent des quartiers d’habitation destinés à tous les publics. L’accent est notamment mis sur le caractère social et l’attention portée au mode de vie des populations vulnérables (ex. population sans domicile fixe). Les Pays-Bas ont développé une politique ambitieuse en direction du logement des personnes âgées. En effet, depuis les années 1980, le gouvernement néerlandais a pour objectif de mieux intégrer cette population dans l’habitat collectif tout en préservant le plus longtemps possible une vie autonome.
Les pouvoirs publics de ce pays ont défini le concept d'” aires de voisinage favorables ” au début des années 1990. Il s’agit de mettre en évidence les secteurs offrant des logements à prix abordable, situés à moins de 500 mètres des principaux services utiles aux personnes âgées et handicapées. La qualité des habitations est également évaluée selon le niveau de confort et d’équipement. Les mesures prises ont été concluantes, puisque le nombre de personnes âgées hébergées en institution a diminué sensiblement depuis les années 1980.
Dans ces pays (ex. Australie, pays scandinaves, Grande-Bretagne, Irlande, Amérique du Nord, Japon), les organisations de personnes handicapées[9] ont aujourd’hui une place d’experts[10] reconnue auprès des instances internationales où s’élaborent les textes d’orientation et les recommandations en matière de politiques sociales[11]. S’appuyant sur :
- la connaissance des personnes handicapées relative aux besoins qui leur sont propres,
- leur refus du monopole de l’expertise de leur situation par les professions médicales et les spécialistes de la réadaptation,
- leur revendication du droit à vivre au sein de la société à égalité avec le reste de la population[12],
le mouvement Independent Living[13] (ou pour la vie autonome) a créé dans nombre de pays une gamme de prestations originales (y compris les loisirs, les vacances) en direction de ces publics et une alternative à la prise en charge traditionnelle en institution spécialisée par la mise en place de centres-ressources gérés par les propres personnes lourdement handicapées appelés Centres pour la Vie Autonome[14].
Le mouvement Independent Living[15] constitue une critique frontale des structures sanitaires et médico-sociales prédominantes dans les années 1960 dans ces pays, ainsi que du placement des personnes handicapées au sein d’institutions qualifiées de lieux d’enfermement[16], de violence[17], voire d’institutions-prisons[18]. Dans ces centres pour la vie autonome[19], il est enseigné que personne, pas même les professionnels de santé, ne connaît mieux les souhaits et les besoins des personnes handicapées que les propres personnes handicapées qualifiées d’experts de leur handicap, lesquelles ne sont pas considérées tels des usagers ou des objets de soins.
Sur le sol américain, ce mouvement a eu beaucoup d’influence dans le développement de politiques publiques sur le handicap, telle la Section 504 de la Loi de Rééducation (1973), la première loi sur les droits civiques pour les personnes handicapées. La Section 504 de cette Loi a rendu illégale pour tout organisme de l’État (universités, sous-traitants, ministères, agences fédérales ou toute autre institution ou activité recevant des fonds publics) de discriminer une personne en raison de son handicap. Dès les années 1970, la discrimination sera interdite envers les personnes handicapées dans tout programme financé par le gouvernement fédéral.
Comment décririez-vous la situation en France ?
En France, les personnes handicapées vivent majoritairement une autonomie empêchée. Le projet de vivre un jour en milieu dit ordinaire et de fonder une famille est souvent très compliqué, les conditions en termes d’organisation de la société n’étant pas réunies pour donner la possibilité aux personnes handicapées de devenir autonomes. Le projet de sortie d’une vie en collectivité (ou en institution) est très peu favorisé par les politiques publiques peu inclusives, voire les financements sont fléchés pour que les personnes vivent à l’écart de la société en se basant sur leurs incapacités supposées et non sur leurs capacités restantes.
À l’exception de quelques bonnes pratiques s’apparentant davantage à des expérimentations[20] tellement le nombre de personnes concernées est infime, les usagers / bénéficiaires / patients – expressions couramment utilisées – doivent supporter une sorte ” d’assignation à résidence ” à vie dans des établissements le plus souvent éloignés des zones urbaines. Leur parole ne compte pas, ou si peu. L’expression de liberté bridée et sous contrôle est employée :
- absence d’intimité ;
- contrôle permanent ;
- justification pour n’importe quelles demandes ;
- absence de liberté même pour se laver seul en dépit des habitudes d’une personne ;
- délégation imposée pour l’usage d’une carte de crédit ou d’un compte bancaire (mise sous tutelle) ;
- des activités faites en groupe et seulement à certaines heures.
Ces adultes sont considérés tels des enfants toute leur vie, requérant un accompagnement différencié selon le type d’handicap. Les pratiques développées dans ces structures médico-sociales et sanitaires les renvoient très souvent à leurs incapacités et dépendances à l’autre.
Les politiques publiques conçoivent encore la compensation d’un handicap comme des aides (technique, financière, humaine, animalière) et non des droits à : la scolarité, une formation professionnelle qualifiante, un emploi, la société de l’information, l’accès aux soins, etc. À tel point que de nombreux témoignages disent en substance ” on ne veut pas de nous, la société ne veut pas d’un handicapé autonome ; elle veut une personne handicapée malade et dépendante “.
Les élus utilisent à l’envi le terme inclusion, tel un slogan de communiquant, sans penser les changements que cela induit en matière de droits, de pratiques (ex. conception universelle dans tous les domaines), de relations sociales et de conditions d’existence. L’accompagnement en milieu dit ordinaire n’est pas leur priorité.
[1] UE (2012). Lignes directrices européennes communes sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité. Document d’orientation sur la mise en œuvre et le soutien d’une transition durable des soins en institution vers les soins de proximité et familiaux pour les enfants, les personnes handicapées, les personnes atteintes de problèmes de santé mentale et les personnes âgées en Europe, Groupe européen d’experts sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité.
https://deinstitutionalisationdotcom.files.wordpress.com/2018/04/common-european-guidelines_french-version.pdf (dernière consultation le 22/05/2021)
[2] http://www.independentliving.org/docs1/ratzka1998lass.html (dernière consultation le 22/05/2021)
[3] BREGUIN, G. (2018). Pour une histoire du handicap au xxe siècle. Approches transnationales (Europe et Amériques), Rennes, PUR, coll. « Histoire ».
[4] GARDIEN, E. (2015). Aides humaines à domicile jour et nuit : quel habiter lorsque le quotidien est partagé par nécessité ? Pour une sociologie de l’humain en situation, NOTE DE RECHERCHE, Leschantiersleroymerlinsource.
https://www.firah.org/upload/notices3/2015/aides-humaines-a-domicile-jour-et-nuit.pdf (dernière consultation le 22/05/2021)
[5] Cour des Comptes (1993). Les politiques sociales en faveur des personnes handicapées adultes : Rapport de la Cour des Comptes au Président de la République. Paris : Journaux Officiels.
https://www.ccomptes.fr/fr/documents/1699 (dernière consultation le 22/05/2021)
[6] Cour des Comptes (2003). La vie avec un handicap : Rapport de la Cour des Comptes au Président de la République, Paris.
https://www.ccomptes.fr/fr/documents/1441 (dernière consultation le 22/05/2021)
[7] BORSAY, A. (2004). Disability and Social Policy in Britain since 1750: A History of Exclusion Paperback. Basingstoke: Palgrave Macmillan.
[8] WINTER, A. (2003). The Development of the Disability Rights Movement as a Social Problem Solver, Disability Studies Quarterly, Volume 23, No. 1, pp. 33-61.
https://dsq-sds.org/article/view/399/545 (dernière consultation le 24/05/2021)
[9] Exemple du Japon avec le Japan Council on Independent Living Centers:
http://www.j-il.jp/jil.files/english/aboutjil.html (dernière consultation le 24/05/2021)
[10] Consulter https://www.independentliving.co.uk/newsletter-archives/ (dernière consultation le 24/05/2021)
[11] PALACIOS, A. (2008). El modelo social de discapacidad: orîgenes, caracterizaciôn y plasmaciôn en la Convenciôn Internacional sobre los Derechos de las Personas con Discapacidad. Coleccion N°36, PREMIO CERMI- Obra Social Caja Madrid “DISCAPACIDAD Y DERECHOS HUMANOS”.
[12] GARDIEN, E. (dir.) (2012). Des innovations sociales par et pour les personnes en situation de handicap, Erès.
[13] DEJONG, G. (1979). The Movement for Independent Living: Origins, Ideology and Implications for Disability Research, East Lansing: Michigan State University Press.
[14] Exemple du Canada : https://www.ilc-vac.ca/ et https://www.independentliving.org/donet/78_canadian_association_of_independent_living_centres.html (dernière consultation le 25/05/2021)
[15]https://www.ncsilc.org/wp-content/uploads/2013/03/IL201-History-Philosophy-of-the-Independent-Living-Movement-training-manual.pdf (dernière consultation le 25/05/2021)
[16] Conseil de l’Europe (2015). Rapport par Nils MuiŽNieks, Commissaire aux Droits de l’Homme, suite à sa visite en France du 22 au 26 septembre 2014, CommDH(2015)1, Strasbourg, 17 février 2015.
https://rm.coe.int/rapport-par-nils-muiznieks-commissaire-aux-droits-de-l-homme-du-consei/16806db6ff (dernière consultation le 25/05/2021)
[17] DARGERE, C. (2011). La violence institutionnelle comme mode d’ajustement de filière : ethnographie et lecture goffmanienne d’une institution médicosociale, thèse pour le doctorat. Université Lumière Lyon 2.
[18] DIEDERICH, N. (2004). Les naufragés de l’intelligence, La Découverte.
[19] Exemple du Royaume-Uni avec le National Council on Independent Living (NCIL):
https://ncil.org/ (dernière consultation le 26/05/2021)
[20]https://www.handicap-services-alister.com/wp-content/uploads/2019/08/Guide-de-Mod%C3%A9lisation_13-nov18-v24.07.2019-PDF.pdf (dernière consultation le 31/05/2021)