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Les Enjeux de la Conception Universelle – Partie 46

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle (46ème volet)

Stéphane Forgeron, pouvez-vous continuer de nous présenter l’évolution du secteur du handicap en France ?

Par des approches très catégorielles du handicap, chaque opérateur associatif interpelle les pouvoirs publics en ordre dispersé depuis les années 1950. En fonction du public accueilli (lourdeur du handicap), de l’âge, de la perception du handicap et du projet d’établissement, chaque opérateur associatif passe son temps à faire des demandes contradictoires préjudiciables à l’ensemble de la population handicapée, notamment celle réclamant de vivre au cœur de la cité, entre les tenants de l’insertion sociale et professionnelle en milieu dit ordinaire – bien souvent de petites associations – et ceux en milieu dit protégé.

Ainsi, les enfants handicapés, placés dès leur plus jeune âge dans un milieu éducatif spécialisé, grandissent dans des circuits parallèles de vie : école, transports, lieux à caractère tutélaire. Une fois majeurs, ces adultes handicapés éprouveront les plus grandes difficultés, voire seront confrontés à l’impossibilité de pouvoir ” sortir ” de ces structures, faute de dispositifs alternatifs viables pour une vie autonome, ou en sortent psychologiquement mal préparés ou détruits pour affronter les conditions de vie en milieu ordinaire. Autant il semble facile d’entrer dans ces structures (avec parfois des listes d’attente de plusieurs années), autant il est quasiment impossible de sortir de cette filière. Et les parents, faute d’alternative crédible, subissent une forte pression des associations gestionnaires : s’ils ne sont pas contents du traitement envers leur enfant[1] (ex. maltraitance), il y en a 50 qui attendent une place, peut-on entendre de la bouche de responsables associatifs.

Le déficit de places est tel qu’on ne peut pas vraiment parler de libre choix de la part des familles. La préoccupation première de ces opérateurs est de s’assurer que les structures qu’elles gèrent seront remplies (taux d’occupation proche de 100%). À l’inverse, les structures dites ordinaires (école, loisirs, sport, crèches, etc.) considèrent que la place des personnes handicapées est en milieu dit protégé, puisque des milliers de structures ont été créées à cet effet et qu’elles ne sont pas du tout incitées à recevoir un public dit différent. Comme le décrivent des travaux de recherche, ces institutions fonctionnent pour contenir leurs pensionnaires dans un système ne leur permettant pas de sortir de leur condition de personnes dépendantes de ces établissements. En l’absence de politiques publiques inclusives, le placement en structure médicosociale, qualifié parfois dans la littérature de détention, est une décision institutionnelle de facilité, laquelle débouche inexorablement sur la sanction sociale et une vie recluse.

Ces grandes associations gestionnaires sont devenues au fil des décennies des annexes du ministère de la Santé. L’État s’est occupé des besoins primaires des personnes handicapées, mais aucunement de ce qui en fait des citoyens : droit à la scolarisation[2], à l’accessibilité au sens large (ex. société de l’information), à la formation professionnelle, à l’emploi, à la culture, etc. Cette situation tient notamment à la crise de représentativité des personnes handicapées au sein de ces associations, dont les conseils d’administration sont composés pour l’essentiel de personnes non handicapées, et à la conception infantilisante et compassionnelle du législateur envers cette population.

Dans ces conditions, des pans entiers de la population sont spontanément rangés dans la case ” malade “, d’où une orientation administrative ” naturelle ” vers la filière médicosociale. Considérer une personne autiste comme ayant une pathologie assimilable au handicap mental est proprement insupportable pour nombre de familles, mais l’Administration ne s’embarrasse pas avec de telles approximations. De toute façon, sous la pression de ces opérateurs, il est préférable que ces enfants soient placés en milieu dit protégé pour leur bien, puisque la société n’est pas ” adaptée ” pour les accueillir tout en parlant à l’envi d’inclusion[3]. Tout débat contradictoire sur ce sujet essentiel de citoyenneté est proscrit par ces acteurs associatifs, uniques interlocuteurs des pouvoirs publics, leur quasi-monopole sur la parole de cette population et de dépendance envers l’État interdisant d’entrevoir de vraies alternatives inclusives.

Dans quelle mesure cette évolution du secteur du handicap en France est-elle si différente de la plupart des pays développés ?

Dans le champ du handicap, la France a eu une évolution radicalement différente de la Suède et de la plupart des pays développés à la même période. Se présentant comme une exception culturelle, qui serait le fruit de son Histoire[4] – discours tenu par de grandes associations gestionnaires d’établissements médico-sociaux et sanitaires –, la France (élus, directeurs d’associations non handicapés, représentants non handicapés des personnes handicapées, la société civile) n’a pas jugé utile d’observer les pratiques développées chez nos voisins européens et à l’international. Raison invoquée : la France est le pays des droits de l’Homme[5]. Partant de cet argument péremptoire, c’est forcément mieux qu’ailleurs[6], ou, à défaut, cela ne peut pas être pire !

Par suite de l’éradication de la tuberculose dans les années 1950, les établissements de cures deviennent progressivement des CRP (Centre de Rééducation Professionnelle) pour ” infirmes “. Pourtant, la collaboration entre associations – qu’on ne peut pas qualifier à l’époque de gestionnaires – et l’État reste informelle. La réadaptation professionnelle se développe : les CRP et autres structures de prise en charge médico-sociale prolifèrent, portés essentiellement par l’initiative privée.

Dit autrement, les associations vont définir les besoins et l’État va financer rubis sur l’ongle le placement dans des établissements de ces publics, ayant beaucoup à se faire pardonner de son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale (abandon d’enfants handicapés dans des asiles). Après la promulgation des ordonnances de 1945, lesquelles prévoient la rééducation et la réadaptation professionnelle des assurés pris en charge par la Sécurité Sociale, de nombreuses associations à l’origine militante vont se positionner sur ce créneau, la réadaptation professionnelle étant financée par le ministère de la Santé et non le ministère du Travail. L’État va financer une filière du handicap au nom de la solidarité nationale par une prise en charge globale, au détriment des droits des personnes handicapées. Le promoteur de cette politique connaissait mal les besoins de cette population dans les années 1950, et le constat demeure identique en 2022. 

En France, ce sont ces associations gestionnaires qui vont déterminer progressivement les besoins en termes de places, et non le financeur, tellement sa connaissance des personnes handicapées était et demeure lacunaire. Comment pourrait-il en être autrement, puisque le promoteur de cette ” politique ” n’est même pas en mesure de donner des statistiques sérieuses sur le nombre de personnes handicapées vivant en France, la marge d’erreur se chiffrant en millions de personnes d’un rapport officiel à un autre. Aussi, l’État a laissé croître et prospérer en tant que financeur / promoteur de cette politique de grandes associations (ou opérateurs) identifiées par leur taille, à savoir le nombre de places, d’établissements et/ou services qu’elles gèrent.

Les opérateurs dominants vont se partager au fil des ans des niches territoriales sans se faire concurrence. En région parisienne, une centaine d’associations gestionnaires sont adhérentes de l’Unapei[7] : elles se sont créées de façon anarchique parce que dans telle zone aucune réponse n’existait pour prendre en charge des personnes lourdement handicapées. Pourtant, seul le financeur peut exiger de rationaliser un tel nombre de structures, qui le plus souvent sont de petite taille[8].

Des associations vont acquérir un poids important localement. L’objectif pour leurs gestionnaires est de poursuivre leur croissance, en reprenant des structures de plus petite taille, dont bien souvent ils n’ont pas la compétence technique en matière d’handicap. L’essentiel est ailleurs : montrer que ces acteurs sont devenus incontournables pour peser sur les élus locaux.

La création de places dans un département (pour enfants, formation professionnelle, adultes, personnes âgées) fait l’objet d’approches très divergentes : d’un côté, des présidents de conseil départemental veulent limiter au maximum leur croissance ; de l’autre, des élus ont des approches plus électoralistes – pour ne pas dire clientélistes –, notamment dans des zones touchées par la désindustrialisation et la désertification. Des départements ruraux[9] en ont fait un business lucratif au nom de la sauvegarde de l’emploi local, et non dans l’intérêt des personnes handicapées. Et des associations gestionnaires ne se sont pas fait prier : elles restent très discrètes sur ce sujet tout en défendant ” l’autonomie ” des personnes handicapées ” en milieu rural “, concept qui a eu peu de succès à l’étranger.

En effet, l’offre d’équipements en structures médico-sociales (ex. Corèze, Lozère, Ain), le plus souvent localisées dans des villages, n’a aucune corrélation avec les besoins sur un territoire donné. Dans les années 1960 et 1970, de nombreux établissements ont été créés sans tenir compte de la géographie de la population handicapée, entraînant un gaspillage des équipements, sans couvrir les besoins les plus urgents de cette population. Au nom de l’aménagement du territoire, nombre de personnes handicapées ont été placées à la campagne.

Sur le plan local, la fermeture d’un établissement fait l’objet d’un véritable chantage à l’emploi, au mépris de la défense des intérêts / des droits des personnes handicapées. Ceci étant, le maintien de tels établissements a un coût prohibitif pour les finances publiques :

  • Maintenance de bâtiments en très mauvais état alors qu’ils appartiennent à des associations, du reste souvent peu accessibles aux publics accueillis ;
  • Coût des transports ;
  • Frais de fonctionnement ;
  • Besoins d’animation ;
  • Déplacements et disponibilité de professionnels médicaux et paramédicaux,

sans parler de l’isolement social de ces personnes du reste de la population. Ces implantations à foison, ayant échappé à tout contrôle de l’État alors que c’est le promoteur de cette politique, ont été facilitées par les élus locaux sur leurs communes en cédant le foncier à des associations en contrepartie de l’embauche de salariés de la commune, non formés à l’accompagnement de personnes lourdement handicapées.

À l’inverse, d’autres départements se défaussent sur l’assurance-maladie et préfèrent ne pas créer d’établissements sur leur territoire. Dès lors, de vives tensions peuvent exister entre départements : une personne handicapée ne sera pas forcément placée dans le département où elle réside en fonction de l’orientation administrative décidée par une MDPH[10] – type d’établissement versus nombre de places disponibles –, ce qui aura une incidence sur le financeur. En effet, le financement de la prise en charge est supporté en partie par les Conseils Départementaux dont les personnes handicapées sont résidentes (on parle de domicile de secours) lors de la notification d’orientation de la Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées, sans même rencontrer la personne. Depuis des décennies, les associations dites représentatives des personnes handicapées et les pouvoirs publics constatent passivement des flux migratoires conséquents entre départements, sans que les personnes handicapées aient leur mot à dire sur leur lieu de vie.

Des personnes particulièrement vulnérables sont ainsi déracinées de leur lieu de vie, l’orientation étant dictée par l’offre de places dans certains départements. Et des MDPH rappellent que les parents doivent s’estimer heureux que la décision de placement ne se fasse pas en Belgique. Au nom de l’emploi, les droits fondamentaux des personnes handicapées ne pèsent pas lourd[11], des départements ruraux étant gagnants tant sur le plan économique en termes de créations d’emplois directs non délocalisables que financier, ne supportant pas pour l’essentiel la prise en charge des personnes handicapées. En effet, des départements ruraux se sont fait une spécialité d’accueillir majoritairement des personnes ne résidant pas dans leur département. 

Néanmoins, dès les années 1970, des circulaires et des rapports ministériels[12] faisaient des préconisations sur les localisations à privilégier pour les implantations des établissements médico-sociaux. Il était rappelé que ces implantations avaient pour objectif de favoriser l’accès à la vie sociale, les établissements ayant pour finalité l’insertion sociale des personnes handicapées[13]. Dans l’immense majorité des cas, ces circulaires ne seront suivies d’aucun effet pour les raisons exposées ci-avant, et des milliers de centres vont pousser comme des champignons, les usagers – c’est de cette façon que les personnes handicapées sont qualifiées en France – étant relégués loin des centre villes.

Ces indications de critères de localisation des établissements médico-sociaux ont disparu des derniers textes législatifs. En fait, trop d’acteurs interviennent dans l’implantation d’un établissement (Agence Régionale de Santé, Conseil Départemental, municipalités, associations gestionnaires en tant que porteurs d’un projet, élus locaux), et chacun défend des intérêts particuliers, très éloignés des besoins des personnes handicapées.

[1] DARGERE, C. (2011). La violence institutionnelle comme mode d’ajustement de filière : ethnographie et lecture goffmanienne d’une institution médicosociale, thèse pour le doctorat. Université Lumière Lyon 2.

[2] En septembre de chaque année, des associations de parents d’enfants handicapés interpellent les pouvoirs publics, et en premier lieu le ministère de l’Éducation nationale, sur le fait que des milliers d’élèves handicapés ne seront pas scolarisés ou quelques heures par semaine, et ce dans l’indifférence quasi générale des Français non concernés par cette problématique essentielle.

[3] FORGERON, S. (mars 2022). L’inclusion clamée par les candidats à la présidentielle est-elle un leurre ?, site Handirect’fr.

Lien : https://handirect.fr/ecole-inclusive-et-inclusion-sociale/ (dernière consultation le 15 septembre 2022)

[4] DORIGUZZI, P. (1994). L’histoire politique du handicap : De l’infirme au travailleur handicapé. L’harmattan.

[5] Conseil de l’Europe (2015). Rapport par Nils Mui ŽNieks, Commissaire aux Droits de l’Homme, suite à sa visite en France du 22 au 26 septembre 2014, CommDH(2015)1, Strasbourg, 17 février 2015.

Lien (en anglais) : https://rm.coe.int/report-by-nils-muiznieks-council-of-europe-commissioner-for-human-righ/16806db715 (dernière consultation le 30 septembre 2022)

Lien (en français) : https://rm.coe.int/rapport-par-nils-muiznieks-commissaire-aux-droits-de-l-homme-du-consei/16806db6ff (dernière consultation le 30 septembre 2022)

[6] GOBRY, P. (2002). L’enquête interdite. Le Cherche Midi, 2002.

[7] Unapei : Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés.

[8] Une grande association se caractérise par le nombre d’établissements et de places / lits qu’elle gère sur une zone géographique donnée, et non par le nombre de ses adhérents.

[9] RAPEGNO, N. (2014). Établissements d’hébergement pour adultes handicapés en France : enjeux territoriaux et impacts sur la participation sociale des usagers. Application aux régions Ile-de-France et Haute-Normandie, École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Lien : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01097620/file/These_NRapegno.pdf (dernière consultation le 30 septembre 2022)

[10] MDPH : Maison Départementale des Personnes Handicapées.

[11] Cour des Comptes (Novembre 1993). Les politiques sociales en faveur des personnes handicapées adultes – Rapport Public Particulier.

Lien : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/Les-politiques-sociales-en-faveur-des-handicapes-adultes.pdf (dernière consultation le 30 septembre 2022)

[12] Consultez par exemple les rapports Fonrojet (1983) sur Les établissements d’hébergement pour adultes handicapés, et Provost (1985) portant sur L’hébergement des personnes handicapées.

[13] À cette époque, le terme d’inclusion n’existait pas dans le champ du handicap.

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