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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprises – Partie 44

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (44ème volet)

Stéphane Forgeron, lors de nos deux derniers entretiens vous avez évoqué les neuf principes-clés de la vie autonome en Suède pour les personnes vivant avec un handicap lourd / sévère. Vous avez décrit les huit premiers principes-clés. Pouvez-vous présenter le neuvième principe-clé à nos lecteurs ?

9 – La coopération internationale

Dès sa création, STIL[1] (Coopérative de Stockholm pour la Vie Autonome) a pris des contacts avec le mouvement pour la vie autonome. La coopérative s’est notamment appuyée sur d’autres pays (Finlande, Norvège, Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, États-Unis et Japon) pour partager de l’information, des solutions et des méthodes de travail[2]. Au début des années 1990, STIL a été le principal contributeur de l’Independent Living Newsletter[3], publiée par DPI[4] (Disabled Peoples’ International), diffusée principalement dans les pays en voie de développement.

Pendant plusieurs années, sous l’apartheid en Afrique du Sud, STIL a subventionné le développement régional de Disabled Peoples’ South Africa, avec des fonds de la Swedish International Development Authority (Agence de Développement International de Suède). De même, STIL a participé au Programme Helios II – elle représentait la Suède dans le groupe sur la vie autonome – de l’Union Européenne.

À travers ces échanges internationaux, STIL était parfaitement informée des évolutions à l’étranger, qu’elle pouvait utiliser comme arguments et illustration dans les négociations avec les autorités publiques suédoises. De cette manière, STIL, avec peu de moyens, avait des années d’avance sur d’autres organisations suédoises pour personnes handicapées. Les associations gestionnaires suédoises estimaient, pour leur part, qu’elles n’avaient rien à apprendre des bonnes pratiques déployées dans d’autres pays.

Au cours de déplacements à l’étranger, de hauts fonctionnaires Suédois ont constaté que STIL jouissait d’une bonne réputation de par son dynamisme. Le rôle-clé joué par Adolf RATZKA[5] en Suède est le fruit de cette coopération internationale. Celle-ci représente un formidable levier de changements, de transfert de connaissances, d’études de bonnes pratiques, afin d’éviter de : (a) reproduire les mêmes erreurs, (b) réinventer l’eau chaude, et (c) perdre des années, des ressources et des expertises pour refaire ce qui a déjà été fait ailleurs.

Vous avez donné un exemple très détaillé de fonctionnement des centres pour la vie autonome en Scandinavie. Pourriez-vous présenter un autre modèle dans un pays anglo-saxon ?

En Irlande[6], le Mouvement pour la Vie Autonome a pour objectif de défendre les intérêts de leurs membres handicapés pour les transformer en Citoyens à part entière. Dans ce pays, l’Administration attribue une subvention annuelle de caractère général pour le maintien des activités de tous les centres pour la vie autonome. Cette subvention est insuffisante, tous les centres devant travailler ensemble pour obtenir des fonds afin de leur permettre de continuer à fonctionner. Ce contexte permet de partager et connaître des situations sociales de différents groupes de personnes qui, autrement, resteraient isolées, ne pouvant pas profiter des synergies.

À titre d’exemple, au sein du Carmichael Centre de Dublin[7] a été créé un service appelé Disability Legal Resources (DLR) composé d’avocats, dont les missions comprennent :

  1. La défense des droits des personnes handicapées face à des situations de discrimination[8] ;
  2. L’évolution de la législation pour tout ce qui a trait aux droits humains[9] dans le champ du handicap ;
  3. La formation par la pair-émulation.

Des leaders Irlandais handicapés, tel Martin NAUGHTON, membre du Centre pour la Vie Autonome de Dublin, et un militant du Mouvement pour la Vie Autonome, ont contribué à la naissance du Centre de Dublin, une SARL créée en 1992, dirigée par des personnes handicapées qui travaillent de manière collaborative. Les missions dudit Centre sont de :

  1. Renforcer et donner la possibilité aux personnes handicapées de parvenir à une vie autonome ;
  2. Choisir et obtenir le contrôle de leur vie ;
  3. Les soutenir pour atteindre des niveaux élevés de vie et de participation, notamment à travers le travail en milieu ordinaire, à l’instar des autres citoyens Irlandais.

Les principales activités du Centre de Dublin consistent à :

  1. Développer le Mouvement pour la Vie Autonome, attirant de nouveaux membres et formant des leaders ;
  2. Favoriser les opportunités de participation à la société de toutes les personnes handicapées, sans distinction par handicap ;
  3. Promouvoir la collaboration internationale pour l’échange d’informations et de bonnes pratiques sur des thématiques communes ;
  4. Faire du lobbying sur le plan local, national et européen, ce Centre pour la Vie Autonome étant un membre actif d’ENIL[10].

Les projets lancés sont basés sur les principes suivants :

  • Forte croyance dans le travail au sein de la cité, avec tous les partenaires sociaux ;
  • Rôle de catalyseur et facilitateur de situations pour la pleine participation sociale des personnes handicapées.

Les personnes sont accompagnées localement pour qu’elles s’organisent et gèrent elles-mêmes leur handicap. De même, le Centre de Dublin aide à la création de centres pour la vie autonome locaux, mais aucunement revendique la propriété d’un centre, et laisse ses membres pour qu’ils se développent en toute liberté. Ce travail est basé sur la coopération, l’engagement, une vision stratégique et un développement planifié.

Quel est le rôle des familles dans le développement de la vie autonome pour les personnes les plus lourdement handicapées ?

Le mouvement pour la vie autonome (ex. pays scandinaves[11], Japon[12], Espagne, Brésil) reconnaît le rôle primordial joué par l’entourage de la personne handicapée (parents, frères, sœurs, conjoint, enfants, amis, voisins, etc.) pour qu’elle puisse s’épanouir et prendre confiance en ses capacités. L’entourage de la personne est le plus souvent à-même de jouer le rôle d’aidant personnel que ce mouvement promeut et exige.

Cette philosophie de la vie autonome va même jusqu’à promouvoir l’idée que, pour qu’un membre de l’entourage de la personne handicapée puisse se consacrer à cette activité, à savoir le métier d’aidant personnel, appelé en France aidant familial, il doit être recruté comme n’importe quel salarié, formé et rémunéré décemment pour le travail réalisé. Rémunérer un membre de la famille choisi par la personne handicapée, et sous certaines conditions, est beaucoup moins coûteux pour la collectivité que des dispositifs onéreux entre quatre murs au fond des bois dans lesquels la personne régresse[13].

En effet, seule la personne handicapée sait mieux que quiconque ce dont elle a besoin, à savoir le temps, les moyens et les critères qualitatifs d’évaluation des prestations dont elle fait appel. Ce sont les personnes handicapées les experts les plus qualifiés de leur handicap. C’est la raison pour laquelle elles rejettent l’intervention et l’orientation de ” professionnels du handicap ” autoproclamés sur la manière de conduire leur vie dans la plupart des pays développés.

Cependant, la vie autonome est plus qu’un objectif individuel à atteindre :

  1. Elle implique un changement dans les relations sociales ;
  2. Elle sous-entend une approche tant philosophique qu’opérationnelle ;
  3. Elle rassemble les personnes handicapées pour travailler sur les droits civiques et humains ;
  4. Elle implique une égalité des chances pour toutes les personnes[14].

C’est la recherche d’un objectif simple : la vie autonome assure les mêmes opportunités de vie et les mêmes possibilités de choix de vie au quotidien que l’ensemble des citoyens, ce qui ne va pas de soi pour bien des personnes vivant sans handicap et du handicap. Cet objectif concerne toute la vie sociale et économique de la personne. Pouvoir grandir auprès d’amis sans handicap et être scolarisé à l’école de son quartier demeure encore aujourd’hui un rêve pour bon nombre d’élèves handicapés Français.

Toutefois, il s’agit d’un rêve qui peut se transformer en réalité en respectant deux conditions indissociables :

  1. La mise en œuvre des principes de la vie autonome ;
  2. Une volonté politique sans faille.

Et le mouvement pour la vie autonome affirme qu’il est possible de passer du rêve à la réalité par l’action collective[15]. La vie autonome se développe à travers l’organisation des personnes handicapées entre elles. Le mouvement cherche à trouver des solutions collectivement face aux obstacles individuels rencontrés par chacun[16].

[1] https://www.stil.se/welcome-stil-founders-independent-living-sweden (dernière consultation le 8 mai 2022)

[2] Cf. le magazine en ligne Disability World consacré à la promotion de l’échange d’informations et de recherche sur le mouvement international Independent Living. Disability World est une publication électronique, fondée par l’Institut national de recherche sur l’handicap et la réadaptation (National Institute on Disability and Rehabilitation Research) du ministère américain de l’Éducation.

[3] Independent Living Newsletter :

https://www.independentliving.co.uk/newsletter-archives/ (dernière consultation le 8 mai 2022)

[4] http://www.dpi.org/ (dernière consultation le 8 mai 2022)

[5] http://www.independentliving.org/docs1/ratzka1998lass.html (dernière consultation le 8 mai 2022)

[6] GRUBGELD, E. (2020). Disability and Life Writing in Post-Independence Ireland, Palgrave MacMillan.

[7] https://www.carmichaelireland.ie/ (dernière consultation le 8 mai 2022)

[8] Townsley, R. et al. (2010). The Implementation of Policies Supporting Independent Living for Disabled People in Europe: Synthesis Report, Bruxelles, ANED.

[9] BLANCK, P. (2005). Disability Rights, Routledge.

[10] European Network on Independent Living :

https://enil.eu/ (dernière consultation le 8 mai 2022)

[11] Exemple de la Coopérative Norvégienne d’Utilisateurs d’Aidants Personnels (ULOBA) :

https://www.uloba.no/en/ (dernière consultation le 9 mai 2022)

[12] Exemple du Japan Council on Independent Living Centers:

http://www.j-il.jp/english (dernière consultation le 9 mai 2022)

[13] ZARB, G. et NADASH, P. (1994). Cashing in on Independence. Comparing the costs and benefits of cash & services, BCODP Publication.

[14] Voir le projet Campaigns in Action – Disabled People’s Struggle for Equality :

https://www.allfie.org.uk/wp-content/uploads/2018/06/Campaigns-in-Action.pdf (dernière consultation le 9 mai 2022)

[15] HEYER, K. (2015). Rights Enabled: The Disability Revolution, from the US, to Germany and Japan, to the United Nations, University of Michigan Press Ann Arbor.

[16] Voir l’exemple du Canada avec le Canadian Association of Independent Living Centers :

https://www.ilc-vac.ca/about-us/ (dernière consultation le 9 mai 2022)

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