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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprises – Partie 41

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (41ème volet) 

Stéphane Forgeron, pouvez-vous continuer votre exposé sur les apports des politiques publiques centrées sur le modèle de la vie autonome pour les personnes handicapées ?

La vie autonome ne signifie pas que les personnes handicapées veulent tout faire par elles-mêmes ou qu’elles n’aient besoin de personne pour vivre à domicile. La vie autonome exige au contraire pour une personne handicapée les mêmes options sur sa vie quotidienne que les personnes vivant sans handicap : grandir au sein de sa famille, aller à l’école du quartier, utiliser les transports en commun, accéder à un emploi en milieu dit ordinaire, fonder une famille, etc. 

De la même façon que le reste de la population, les personnes handicapées doivent être responsables de leur vie, penser et parler en leur nom. Pour ce faire, les personnes handicapées doivent se soutenir, apprendre les unes des autres, s’organiser et travailler pour les changements politiques indispensables en vue de garantir la protection des droits humains et civils[1].

Les Centres pour la Vie Autonome se focalisent pour la plupart sur l’aidant personnel comme une composante-clé de la vie autonome. Le manque ou l’absence d’aidant personnel est étroitement lié au fait que les personnes soient contraintes de vivre dans des établissements dits protégés à la française[2], où leurs droits fondamentaux n’existent pratiquement pas au regard de la prise en charge médico-sociale qui leur est imposée[3]. Les Centres pour la Vie Autonome dénoncent la ségrégation et la vie en institutions, qui constituent des violations directes des droits humains. 

Le Réseau Européen pour la Vie Autonome[4] (ENIL) a été créé en 1989 à la Conférence de Strasbourg. Au pays des droits de l’Homme, personne ou presque ne connaît cette date ni le réseau ENIL. Les résolutions de cette Conférence se sont centrées sur les services d’aidance personnelle en tant que facteur essentiel pour garantir une vie autonome, ce qui comprend toutes les activités humaines : logement, transport, accessibilité (dans toutes ses dimensions), éducation, emploi, sécurité économique et influence politique, aides techniques et humaines. 

Ce réseau n’a pas pour vocation de décider ce qui est bien pour les personnes handicapées, ou de leur fournir des aides sociales. Il s’agit de garantir que les personnes handicapées puissent exercer leurs droits humains et civils sur un pied d’égalité avec l’ensemble des citoyens[5]. La Résolution de Strasbourg exprime la philosophie de la vie autonome de telle sorte que celle-ci puisse être comprise par tous les gouvernements. 

Pouvez-vous nous donner un exemple de pays où les Centres pour la Vie Autonome sont devenus une réalité pour les personnes handicapées, et de quelle manière fonctionnent-ils ?

Dans les années 1960, les personnes handicapées suédoises étaient placées dans des cliniques ou institutions résidentielles à caractère médico-social ou sanitaire pour personnes handicapées. À vrai dire, le placement en institutions résidentielles dans beaucoup de pays développés était le destin commun de nombre de personnes handicapées, notamment celles qui n’avaient plus de famille. 

Dans les années 1950 et 1960, les personnes handicapées suédoises n’étaient pas visibles en politique, dans le monde professionnel, dans les médias. Dans tous les pays la charité[6] était de mise : beaucoup d’associations obtenaient des fonds au travers de loteries, de campagnes auprès des badauds ; elles distribuaient de l’argent parmi leurs membres les plus nécessiteux et proposaient des activités sociales (ex. visites de musées, cours en tout genre, loisirs et autres activités systématiquement entre personnes handicapées). 

Des associations avaient été fondées autour du diagnostic médical pour soigner et faire à la place des personnes handicapées. Le constat était identique en Amérique du Nord[7]. Certaines associations étaient propriétaires de leurs installations de rééducation et centres de vacances, parfois dans des lieux agréables. 

Ces institutions ont progressivement été fermées dans les années 1970 grâce à des parents révoltés par un système d’exclusion systémique ne proposant aucun avenir à leurs enfants. Cette évolution a été rendue possible dans les années 1960-1970 par une séparation entre un secteur gestionnaire d’établissements médico-sociaux et sanitaire, assimilé à des institutions ségrégatives[8], et un mouvement militant puissant en faveur de la reconnaissance du handicap comme phénomène social. Ledit mouvement reconnaît la gestion par les personnes handicapées de leurs projets économiques et sociaux, en réaction à un État surprotecteur, réduisant l’individu à une situation d’assisté social à vie. 

Le modèle gestionnaire (ou modèle médical du handicap) a été remis en cause pour des raisons très pragmatiques, à savoir : 

  1. Un système de la vie au cœur de la société (ou modèle social du handicap) moins coûteux pour la collectivité ; 
  2. La revendication du droit à vivre comme tout le monde, avec tout le monde. 

Ce mouvement contestataire dans nombre de pays développés a été le seul moyen d’exprimer une défiance envers les associations gestionnaires[9], lesquelles confondaient promotion des personnes handicapées et défense de leurs propres intérêts. Dit autrement, ces structures défendaient bec et ongles la scolarisation des enfants et adolescents handicapés dans des établissements dits spéciaux / spécialisés, les ateliers protégés, et globalement une vie en institution[10] coupée de la société dans des lieux assimilables à des maisons de retraite pour ” handicapés “. Ces associations n’avaient aucun intérêt financier à faire évoluer une telle situation, laquelle leur assurait une rente de situation. 

Ceci étant, toutes les institutions gestionnaires n’ont pas été fermées du jour au lendemain, une transition de cette ampleur ne pouvant s’effectuer en quelques années. Le consensus et le pragmatisme, la recherche de l’intérêt général plus que les beaux discours à la française, ont été des facteurs-clés du changement[11] de paradigme en Suède et dans d’autres pays du Nord de l’Europe. 

En décembre 1983, une conférence de trois jours sur la vie autonome est organisée pour la première fois en Suède avec comme invités de marque Ed ROBERTS et Judy HEUMANN, qui venaient de créer le World Institute on Disability[12] à Oakland (Californie). Divers articles seront publiés dans des revues sur l’handicap, et un entretien avec Ed ROBERTS et Judy HEUMANN[13] sera diffusé à la télévision suédoise. Les participants à la conférence trouveront les concepts présentés autour de la vie autonome d’un vif intérêt, mais difficilement applicables au contexte social suédois. 

En effet, la Suède a une longue tradition associative, y compris dans le champ du handicap. Le ministère des affaires sociales apportait un soutien financier conséquent de l’État pour les frais de fonctionnement annuel aux associations les plus importantes, lesquelles à la fois avaient reçu une délégation de service public dans toutes les régions du pays et étaient les représentants officiels des personnes handicapées. 

À la fin des années 1990, les budgets alloués à ces associations étaient encore fonction du nombre d’adhérents, ce qui entraînera des dérives. Ces associations recrutaient majoritairement parmi leurs adhérents des personnes non handicapées, parce que les montants versés ne dépendaient pas du nombre de personnes handicapées accueillies dans leurs établissements mais du nombre d’adhésions. Il s’est avéré que des associations importantes dans le champ du handicap, dont la majorité des membres n’avait pas d’handicap, bénéficiaient des pleins droits de vote. C’est certainement la raison pour laquelle, dans le langage commun, il n’était pas fait de distinction entre associations DE et POUR personnes handicapées. Le même débat existe encore aujourd’hui en France au sein des grandes associations gestionnaires financées par le ministère de la Santé.

Jusqu’à la fin des années 1990, les membres des conseils d’administration, les postes de direction et les porte-paroles de ces structures étaient occupés par des personnes non handicapées, qui prétendaient représenter les intérêts des personnes handicapées. C’est encore le cas en France 30 ans plus tard. Par tradition deux des associations les plus importantes étaient dirigées par des membres du Parlement suédois, naturellement non handicapés. 

En fait, en dépit des luttes des années 1960, la Suède va pâtir d’un phénomène inattendu de ré institutionnalisation : pendant la transition des soins en institution des structures gestionnaires vers des services de proximité, les pratiques institutionnelles seront reproduites au sein de la société à travers des associations moins gestionnaires mais pas pour autant représentatives des personnes handicapées.

Or, des participants de la conférence de 1983, qui comprirent l’importance de la philosophie de la Vie Autonome, étaient des personnes ayant tout particulièrement besoin d’aidants personnels. Pendant cette conférence, les participants handicapés – minoritaires dans le public – prendront conscience que leurs intérêts n’étaient pas représentés par ces associations traditionnelles dites ” pour personnes handicapées “. De même, ils n’étaient des membres actifs d’aucune d’entre elles. 

Les mois suivants, un groupe formé de vingt personnes avec différents handicaps, dont certaines vivaient dans des habitats partagés, avec de réels besoins d’aidance personnelle (des aides humaines tenant compte de l’ensemble de leurs besoins pour vivre dignement), aspirait à ce que sa situation s’améliore en utilisant comme outils les principes et la philosophie de la Vie Autonome. Conduit par Adolf RATZKA, le groupe décidera de se centrer sur le thème le plus urgent : le manque criant d’aidants personnels pour vivre au cœur de la société. 

Ce groupe rédigera une proposition de projet de loi et fondera une organisation appelée STIL (Coopérative de Stockholm pour la Vie Autonome), avec pour finalité de promouvoir le pouvoir de l’usager à travers une alternative au monopole des services publics fonctionnant par le financement d’associations gestionnaires d’établissements. L’objectif sera de mettre en place un projet pilote, avec le système du paiement direct, pour fournir des services d’aidant personnel gérés par l’usager handicapé appelé un client. 

Le monopole des municipalités sera remis en cause par STIL ; en effet, cette coopérative considérait que de tels monopoles limitaient drastiquement les choix des usagers et créait des dépendances[14] inutiles. Aussi, il sera demandé aux autorités locales qu’elles versent directement aux usagers les budgets au même prix que les prestations individuelles coûteraient si elles étaient gérées par le gouvernement ou des associations gestionnaires. Avec ces fonds ils obtiendront de recruter leurs propres aidants personnels après de longues batailles politiques.


[1] ZAMES FLEISCHER, D. et ZAMES, F. (2011). The Disability Rights Movement: From Charity to Confrontation, Temple University Press, Philadelphia. 

[2] KERROUMI, B. et FORGERON, S. (2021). Handicap : l’amnésie collective. La France est-elle encore le pays des droits de l’Homme ?, Ed. Dunod. 

[3] BRISENDEN, S. (1986). Independent Living and the Medical Model of Disability. Disability, Handicap & Society, 1(2), 173-178. 

Lien : https://disability-studies.leeds.ac.uk/wp-content/uploads/sites/40/library/brisenden-brisenden.pdf (dernière consultation le 24 octobre 2021)

[4] European Network for Independent Living: https://enil.eu/ (dernière consultation le 27 octobre 2021)

[5] SHAKESPEARE, T. (2015). The Social Model of Disability. The Disability Studies Reader, Routledge, 4(16).

[6] SCOTCH, R. K. (2001). From Good Will to Civil Rights: Transforming Federal Disability Policy, 2nd Edition, Temple University Press.

[7] THOMAS, R. K. (2016). In Sickness and in Health: Disease and Disability in Contemporary America, Springer.

[8] MANSELL, J. et ERICSSON, K. (1996). Deinstitutionalization and Community Living. Intellectual disability services in Britain, Scandinavia and the USA, Springer.

[9] DAVIS MARTIN, E. (2001). Significant Disability. Issues Affecting People with Significant Disabilities from a Historical, Policy, Leadership, and Systems Perspective, Ed. Charles C Thomas.

[10] JOHNSON, K. et TRAUSTADOTTIR, R. (2008). Deinstitutionalization and People with Intellectual Disabilities: In and Out of Institutions, Jessica Kingsley Publishers.

[11] BARTON, L. (2001). Disability, Politics & the Struggle for Change, Routledge. 

[12] World Institute on Disability: https://wid.org/ (dernière consultation le 27 octobre 2021)

[13] HEUMANN, J. (2020). Being Heumann : An Unrepentant Memoir of a Disability Rights Activist, Beacon Press, Boston.

[14] BARTON, L. (1989). Disability and Dependency : Disability, Handicap and Life Chances, Routledge.

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