Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (29ème volet)
Stéphane Forgeron, quelles sont les principales différences entre San Francisco et la France en matière de gestion de cette crise sanitaire pour protéger les populations vulnérables ?
L’élément-clé est la confiance. Du point de vue des élus nationaux français, la confiance est pensée de manière ascendante (ou bottom-up), à savoir la confiance que les citoyens doivent porter envers leurs élus puisqu’ils ont été élus par ces mêmes citoyens pour les représenter au quotidien. En revanche, les élus n’envisagent pas le moins du monde une confiance descendante (ou top-down), à savoir que les citoyens / élus locaux connaissent les réalités du terrain et peuvent apporter des solutions au plus près des réalités locales.
Aux États-Unis et dans les régimes parlementaires (ex. Espagne, Allemagne, pays scandinaves, Canada, Australie), l’approche est radicalement différente, reposant grandement sur une confiance réciproque entre décideurs locaux et citoyens, sans intervention directe de l’État central dans la gestion d’un territoire donné (ex. fermeture des petits commerces à l’exception des cavistes, des rayons maquillage et de vente de pyjamas pour enfants de plus de deux ans dans les supermarchés). La réussite de la gestion d’une crise sanitaire dépend avant tout de cette confiance que les citoyens portent envers leurs élus locaux (à l’échelle d’une région, d’une métropole) pour faire accepter des décisions difficiles sur le plan des restrictions des libertés individuelles et collectives. La confiance descendante a notamment permis aux élus de San Francisco de préparer sereinement le confinement de millions d’habitants de la Baie et de demander aux populations vulnérables de se protéger au travers de recommandations ciblées, comprises par l’ensemble des habitants. Washington n’est jamais intervenu dans les décisions prises avec anticipation par la Baie de San Francisco et n’a aucun pouvoir pour interdire un confinement décidé localement (à l’échelle d’un comté) ou au contraire d’imposer des décisions.
Aussi, la question de la confiance doit être posée à la lumière de cette réciprocité. Vu de France, il est difficile de comprendre cette notion, tant la situation sanitaire illustre parfaitement cette défiance des citoyens au sens large (ex. professionnels de santé, médecins de ville, sapeurs-pompiers, maires, commerçants) envers Paris et ses administrations centrales. Les pays qui s’en sortent le mieux sont soit des régimes autoritaires où des décisions de confinement très dures ont été imposées, soit des pays très décentralisés où l’échelon local joue un rôle prépondérant dans la gestion d’une crise et la vie des habitants, les acteurs de terrain étant pleinement associés par la concertation et la négociation aux décisions nationales de nature à impacter un bassin de vie.
Une décentralisation effective conduit à plus de démocratie locale, de dialogue social, d’implication de la société civile et de concertation entre élus locaux, administrations et citoyens[1] représentés par les corps intermédiaires (ex. syndicats de commerçants) et les associations. Il est notamment fait appel aux bénévoles pour soutenir, voire accompagner les populations à risque (ex. personnes handicapées, seniors, sans domicile fixe), lesquels sont formés en amont à l’éventualité d’une situation d’urgence. Cet accompagnement concerne également toutes les personnes avec des besoins particuliers à faible risque de mourir du Covid-19, qui requièrent un accompagnement spécifique pour continuer à vivre à peu près normalement (ex. autistes, aveugles).
Pour ce faire, il est essentiel d’éviter un discours trop hospitalo-centré, technocratique et moralisateur (risque de rejet de la population). Il vaut mieux privilégier : (1) la pédagogie (la peur / l’infantilisation est contre-productive), (2) des actions pragmatiques (tenant compte des réalités locales), (3) des mesures ciblées dans les situations réellement à risque (ex. agir sur les principaux foyers de contamination du virus et les moyens de contrôler sa propagation).
Lors du confinement très dur instauré en Espagne en mars-avril 2020 (avec des amendes très élevées en cas de son non-respect), sur la pression d’associations de défense des personnes handicapées les mesures ont été allégées au bout de quelques jours, le ministère de la Santé se rendant compte que les personnes autistes avaient besoin de sortir plusieurs heures par jour accompagnées par un proche ou un aidant. Or, en France, dans le cadre des mesures de confinement / reconfinement, les besoins primaires des personnes handicapées ne sont pas pris en compte (ex. déplacements, faire ses courses), avec des conséquences non évaluées en termes d’isolement, d’injustice sociale et de santé mentale. Ces citoyens sont devenus invisibles dans les médias français, comme si ces personnes n’avaient pas de problèmes, complètement oubliées des préoccupations des élus nationaux. Isoler une population vulnérable, c’est la mettre à l’écart de la société, ou dit autrement l’exclure. Isoler une population vulnérable, c’est faire de la ségrégation.
Dans le champ du handicap, les personnes handicapées n’ont pas le droit à la parole[2]. Elles ne sont pour ainsi dire pas consultées par les pouvoirs publics sur les décisions les concernant, ou de façon symbolique par la publication de communiqués de presse insipides pour afficher que l’État s’occupe de cette population. Les administrations n’ont pas confiance dans cette population très hétérogène, et inversement. Résultat : les rares mesures prises ne sont pas adaptées aux besoins de cette population. À titre d’illustration, la société française n’est pas organisée pour que les personnes handicapées vivant seules à domicile (l’immense majorité) puissent faire leurs courses en temps de pandémie, cette aide pour les personnes aveugles s’appuyant sur des bénévoles à la retraite ayant pour nombre d’entre eux plus de 70 ans.
En fait, les pays qui ont le mieux pris en compte les besoins des populations vulnérables ont des politiques publiques inclusives très développées[3] (ex. Australie, Nouvelle-Zélande, Espagne, Portugal, Danemark, Norvège, Japon, Allemagne, Autriche), dans la perspective d’améliorer les conditions de vie des personnes handicapées[4] et âgées (ex. vie à domicile en toute autonomie). Ces politiques se sont traduites par des transformations en profondeur de ces sociétés au bénéfice de tous les citoyens par la mise en place de politiques publiques inclusives[5] par l’outil de la conception universelle en impliquant les citoyens dans les solutions à mettre en place.
Avant d’aller plus loin dans votre exposé et indépendamment de la crise sanitaire, dans quelle mesure les politiques d’inclusion sociale contribuent-elles à tenir compte des besoins des populations vulnérables ?
Comme indiqué précédemment[6], le concept d’inclusion sociale[7] renvoie à deux notions : (1) à celle de cohésion sociale, en référence au fonctionnement de la démocratie ; (2) à celle de société inclusive en conservant, pour les revisiter, les politiques et les pratiques de nos sociétés, dans la perspective qu’elles deviennent des sociétés accueillantes et accompagnantes[8].
En France, le concept d’inclusion est utilisé timidement, sans que les personnes qui emploient ce terme en connaissent le sens et aient conscience des efforts importants pour tendre vers cet objectif d’inclusion dans les politiques publiques. En effet, à l’échelle internationale, ce terme s’est imposé dans le cadre de la dynamique impulsée par l’UNESCO dans les années 1990[9] autour des politiques de ” société inclusive ” et de ” cohésion sociale “. Dans cette perspective, les personnes handicapées ne font plus l’objet d’une gestion comptable et bureaucratique dans les pays anglo-saxons et scandinaves, où auparavant s’affirmait la nécessité de gérer des populations à problèmes et leurs risques, ce qui se caractérisait dans et par la désignation catégorielle dans laquelle elles se trouvaient enfermées.
Dans nombre de pays occidentaux, les personnes handicapées ne sont plus évaluées à partir de leurs incapacités supposées (ou modèle médical du handicap en France). Ce modèle s’est imposé au XXème siècle, entre les deux guerres mondiales ; il est également qualifié de modèle individuel ou de réadaptation (Espagne). Selon ses défenseurs très nombreux dans les pays en retard dans le secteur du handicap, les causes à l’origine du handicap sont d’ordre scientifique, se traduisant par des limitations fonctionnelles liées à l’individu[10]. Les personnes handicapées sont avant tout des objets de soins à rééduquer dans les limites des progrès de la science.
L’invalide, l’handicapé ou l’inadapté – comme il est désigné par la société française – est un être humain considéré comme déviant d’une norme supposée par la majorité. En raison de cette différence à la norme, la personne est empêchée de participer pleinement à la vie économique, sociale, culturelle et politique. Les réponses à apporter à un handicap ne peuvent être recherchées que dans les limitations de la personne. Cette approche philosophique met l’accent sur la personne (ses déficits et ses incapacités supposés), qu’il faut nécessairement rééduquer d’un point de vue physique, psychique ou sensoriel, pour vivre dans la société et fonctionner comme les gens dits normaux.
Cette doctrine a pour vocation d’effacer toute différence liée à un handicap, ou plutôt d’occulter toute singularité. Pour autant, cette critique ne remet pas en cause le processus de réparation et de rééducation d’une personne handicapée lorsque les professionnels de santé le jugent nécessaires dans l’intérêt du patient. Ce processus, important chaque fois qu’il est médicalement justifié pour soigner une personne, doit constituer un aspect temporaire de la vie de la personne. Et ce processus ne doit nullement transformer la personne handicapée en un objet de soins (ou patient) sur le long terme par des orientations administratives dans des établissements à caractère médico-social ou sanitaire. De telles structures n’existent plus dans les pays ayant fait le choix de politiques inclusives.
Il faut être savant pour s’occuper des personnes handicapées, être détenteur d’un savoir vrai, d’une expertise légitimée par la science. C’est ce qui contribue à prolonger une mise à l’écart des enfants et adultes handicapés. Les enseignants n’étant pas formés aux situations de handicap sur le plan des potentialités, ces derniers estiment dans leur majorité qu’ils n’ont pas à accueillir des élèves handicapés au sein de leur classe. D’où la légitimité de ces structures qualifiées de spéciales ou spécialisées, à savoir en dehors du droit commun (expression française).
À l’inverse, dès les années 1960 des pays (USA, Suède, Norvège) remettent en cause cette idéologie du modèle médical du handicap (ou vision de la personne handicapée par ses incapacités). L’origine de ce mouvement, lequel sera appelé modèle social du handicap dans les années 1980, trouve ses racines dans deux facteurs : d’une part, les causes expliquant un handicap ne sont d’ordre ni religieux ni scientifique, mais social, ou en grande partie social. Dit autrement, les racines du problème ne sont pas propres aux limitations fonctionnelles de la personne, mais aux limitations de la société elle-même dans sa conception et son organisation[11] pour fournir des prestations adéquates et pour que l’ensemble des besoins de cette population soient pris en compte. Un tel postulat ne signifie pas nier le problème du handicap, mais plutôt le placer au cœur de la société.
D’autre part, les défenseurs de ce modèle[12] considèrent que les personnes handicapées ont beaucoup à apporter à la société[13], ou du moins que leur contribution est identique à celle du reste de la population. Partant du principe que toute vie humaine doit être traitée avec dignité, ce que les personnes handicapées peuvent apporter à la société est grandement lié au degré d’inclusion dans la société et à l’acceptation de la différence.
Ces pré-requis ont des conséquences importantes, notamment un impact positif sur les politiques publiques à adopter relatives aux problématiques spécifiques des personnes handicapées. Dès lors qu’il est affirmé que les causes à l’origine du handicap sont d’ordre social, de nombreux travaux de recherche existant à ce sujet à l’échelle internationale, les solutions ne peuvent plus être individuelles (ou médicales), mais collectives. Tandis que le modèle médical se focalise sur la rééducation ou normalisation des personnes handicapées, le modèle social du handicap se bat pour la rééducation ou normalisation de la société, pensée et conçue pour répondre aux besoins de tous ses citoyens. Ce modèle demande un changement de paradigme, en insistant sur les capacités de chaque personne handicapée, au lieu d’accentuer leur handicap par la conception de sociétés inadaptées à la diversité humaine.
[1] CAGÉ, J. (2020). Libres et égaux en voix, Ed. Fayard.
[2] JACOB, P. (dir.) (2016). Il n’y a pas de citoyens inutiles : Pour une nouvelle gouvernance du handicap, Dunod (avec la collaboration de Stéphane FORGERON sur la mise en place de politiques publiques inclusives à l’échelle internationale).
[3] CLARKSON, P.J., COLEMAN, R., KEATES, S. et LEBBON, C. (2003). Inclusive Design. Design for the Whole Population, Springer-Verlag, London.
[4] OLIVER, M. et BARNES, C. (1998). Social Policy and Disabled People: From Exclusion to Inclusion. London: Longman.
[5] IMRIE, R. et HALL, P. (2001). Inclusive Design. London: Spon.
[6] Cf. entretien 9 du blog d’Hipip In.
[7] CLARKSON, P.J., COLEMAN, R., HOSKING, L. et WALLER, S. (2015). What is Inclusive Design? In Inclusive Design Toolkit. Cambridge Engineering Design Centre:
Lien : www.inclusivedesigntoolkit.com/ (dernière consultation le 5 novembre 2020)
[8] JACOB, P. (2020). Le droit à la vraie vie. Les personnes vivant avec un handicap prennent la parole, Dunod (avec la collaboration de Stéphane FORGERON sur de bonnes pratiques inclusives à l’échelle internationale).
[9] UNESCO (1994). Rapport final de la Conférence mondiale sur les besoins éducatifs spéciaux : accès et qualité, Salamanque, Espagne, 7-10 juin 1994.
[10] ROUSSEL, C. et VENNETIER, S. (dir.) (2019). Discours et représentations du handicap. Perspectives culturelles, Classiques Garnier Paris.
[11] HANSON, J. (2004). The Inclusive City: Delivering a more Accessible Urban Environment through Inclusive Design. London: Faculty of the Built Environment, University College London:
Lien : https://discovery.ucl.ac.uk/id/eprint/3351/1/3351.pdf (dernière consultation le 5 novembre 2020)
[12] Il s’agit du modèle sur lequel repose la Convention des Nations Unies relative aux Droits des Personnes Handicapées.
[13] EIKHAUG, O. (2010) (Ed.). Innovating with People – The Business of Inclusive Design, Norwegian Design Council, Oslo.