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Les enjeux de la conception universelle – Partie 50. Mouvement pour la Vie Autonome

Stéphane Forgeron, au regard des différents modèles du handicap que vous avez étudiés (ex. Suède, Irlande, Norvège) ayant permis de développer le modèle de la vie autonome en tant que politique publique pour les personnes handicapées et des blocages constatés dans ces pays, quel serait celui dont pourrait s’inspirer la France pour faire évoluer de façon significative la situation des Français handicapés ?

L’origine du Mouvement pour la Vie Autonome au Royaume-Uni[i] remonte à la fin des années 1970 : les personnes handicapées, à l’instar d’autres pays, étaient très mécontentes des prestations qui leur étaient proposées à cette époque. Les services avaient un caractère paternaliste, en milieu institutionnel à la française, pour des “citoyens de seconde zone”, avec une orientation très médicalisée, et sans prendre en compte ni leurs besoins ni leurs aspirations.

Pour remédier à cette situation, des militants handicapés[ii] vont aller chercher ailleurs, notamment en Californie[iii], des solutions pragmatiques pour répondre à leurs conditions de vie très dégradées[iv]. Cela les conduira à s’intéresser au modèle développé aux États-Unis[v], à organiser des visites et à commander des travaux de recherche sur le Mouvement pour la Vie Autonome[vi]. D’autres représentants de différents pays européens entreprendront la même démarche, en quête d’idées et de réponses innovantes à leur condition de personnes handicapées et pour une vie plus autonome[vii] au cœur de la société.

Certains de ces militants Britanniques étaient contraints de vivre en institutions et tentaient de trouver des moyens pour changer de vie au sein de la cité[viii]. En plus d’une description des prestations proposées, une information très riche sur l’histoire du Mouvement pour la Vie Autonome était à disposition de ces militants dans les années 1980, et des ONG américaines donneront des conseils pour mettre en place une société plus inclusive[ix].

Les racines de ce mouvement sont nées de ce constat au Royaume-Uni que nombre de personnes handicapées n’avaient plus leur place dans des institutions pour « handicapés » et qu’il était temps qu’elles deviennent des citoyens en leur permettant de pouvoir sortir de ces établissements et vivre dans la cité. Différence notoire aux USA : ce mouvement sera initié alors que des étudiants handicapés étaient à l’université ; des campus disposaient dès les années 1960 de programmes d’aidants personnels pour accompagner de manière concrète ces étudiants dans leur vie quotidienne sur des campus[x].

1981 : Année Internationale des Nations Unies pour les Personnes Handicapées, date non mentionnée dans les rapports officiels français sur l’handicap. Un groupe d’handicapés Anglais (Philip Mason, John Evans, Philip Scott, Tad Polkowski et Liz Briggs) était persuadé que ce serait une année charnière qui les aiderait à promouvoir la philosophie de la vie autonome en Grande-Bretagne. Ces personnes n’avaient pas d’autre alternative que vivre dans des lieux fermés, dès lors qu’elles (a) n’avaient pas ou plus de famille pour subvenir à leurs besoins, ou (b) ne disposaient pas de ressources suffisantes pour financer leurs besoins afin de leur garantir une vie autonome. Vu que le système social et politique britannique était différent de celui des États-Unis, les personnes handicapées au Royaume-Uni ont dû adapter un dispositif de vie autonome pour qu’il soit en adéquation avec le modèle de l’État protecteur en vigueur à l’époque.

Pouvez-vous nous parler du Projet 81 qui va permettre de créer le Mouvement pour la Vie Autonome au Royaume-Uni ?

Bien que les structures sociales et politiques soient différentes d’un pays à un autre, les principes de la vie autonome demeurent identiques. Les pionniers du Projet 81[xi] se sont mis à appliquer les principes de la vie autonome, réclamant le contrôle sur leurs propres décisions. Ils ont notamment su négocier une enveloppe budgétaire auprès de collectivités locales leur permettant de sortir de structures qualifiées d’institutions-prisons afin de leur donner l’opportunité de vivre dans leur quartier. Un accord social et économique sera signé avec les autorités qui finançaient ces institutions.

Ainsi, des collectivités locales allouèrent un budget à des personnes lourdement handicapées, à travers une évaluation de leurs besoins, qu’elles pouvaient utiliser pour financer l’assistance nécessaire pour employer leurs propres aidants personnels à domicile. Cela constituera le début du Mouvement pour la Vie Autonome en Angleterre, lequel allait changer la vie de générations de Britanniques handicapés.

Cette initiative s’est transformée en une réussite : trois années seront nécessaires pour convaincre des autorités locales de l’efficacité d’une telle approche. Le paternalisme conditionnait les décisions prises à l’attention des personnes handicapées par des personnes sans handicap (autorités locales, administrations, gouvernement). Changer les mentalités et mettre un terme au modèle existant (le modèle médical du handicap), ainsi que l’organisation et la planification traditionnelles, ne seront pas de tout repos. Beaucoup de scepticisme, d’idées conservatrices exprimées par nombre d’élus, de partisans du statu quo (représentants d’associations gestionnaires), mettront en permanence des bâtons dans les roues envers toutes les initiatives tournées vers la finalité de l’inclusion[xii].

Alors que les membres du Projet 81 luttaient pour négocier un accord national afin que les personnes les plus lourdement handicapées puissent jouir d’une vie autonome au cœur de la cité, ils souhaiteront en parallèle associer d’autres personnes handicapées. En effet, ses membres découvriront qu’un nombre croissant de personnes handicapées partageait des aspirations similaires et des idéaux semblables, avec la finalité de développer leur autonomie et transformer la vie de millions de citoyens. 

Avec le succès grandissant du Projet 81, leurs membres ressentiront la nécessité de vouloir partager leurs expériences et changements de mode de vie avec d’autres personnes handicapées qui cherchaient des solutions concrètes. Ils se réuniront dans l’optique d’organiser, de structurer et de développer ce processus. Ainsi, ils fondèrent en 1984 le Centre du Hampshire pour la Vie Autonome[xiii], lequel sera le premier de cette nature au Royaume-Uni. Ce centre pour la vie autonome sera ouvert sur le même modèle que ceux qui existaient déjà aux États-Unis depuis une dizaine d’années, respectant à la lettre les Principes Fondamentaux de la Vie Autonome.

Les prestations proposées étaient disponibles à toutes les personnes handicapées, et ce quel que soit l’handicap, le genre, l’orientation sexuelle, l’âge ou l’origine. L’organisation du Centre pour la Vie Autonome devait être administrée et contrôlée par des personnes handicapées. Les thèmes prioritaires dans les années 1980 étaient le logement accessible dans un environnement urbain accessible et l’aidant personnel[xiv], deux prestations essentielles pour garantir une vie autonome digne de ce nom.

Par la suite, les membres du Projet 81 animeront d’autres centres dans tout le pays, en s’appuyant sur un réseau de personnes handicapées motivées pour que leur quotidien s’améliore. En 1984, le Centre pour la Vie Autonome du Derbyshire[xv] sera créé.

En tant que premier centre pour la vie autonome au Royaume-Uni, le Centre du Hampshire développera une grande expertise dans le champ de l’autonomie au sein de la cité, des aidants personnels et du soutien entre pairs, de l’information, des conseils et de l’aide sur le paiement direct. À travers des vidéos, des articles et des publications sur ces thématiques, ledit Centre sera le premier à publier un journal sur la vie autonome au Royaume-Uni.

L’approche du Centre pour la Vie Autonome du Derbyshire[xvi] sera différente. Les membres concentreront leurs efforts sur les cinq prestations de base offertes par un centre pour la vie autonome, lesquelles avaient été mises en pratique par le Centre pour la Vie Autonome de Berkeley, à savoir : (1) le logement accessible, (2) l’aidant personnel, (3) les mobilités et les transports, (4) l’accessibilité, et (5) le soutien entre pairs[xvii]. À ces prestations seront ajoutées : (6) l’information et (7) les aides techniques dont l’évaluation des besoins. Ces prestations sont connues sous le nom de Les Sept Besoins Fondamentaux du Derbyshire, lesquels sont devenus un guide pour l’implantation de nombreux centres pour la vie autonome et associations de personnes handicapées.

En 1989, Les Sept Besoins Fondamentaux se transformeront en Les Onze Besoins Fondamentaux adoptés par la Coalition du Hampshire des Personnes Handicapées, avec : (8) l’emploi accompagné, (9) l’éducation et la formation professionnelle, (10) l’obtention de revenus décents et d’allocations, et (11) la défense des intérêts du collectif. Ces centres s’appuieront également sur la coopération européenne, notamment la Suède[xviii] et l’Allemagne[xix], qui à cette époque tentaient de renforcer leur mouvement au Royaume-Uni. Les premiers contacts remontent à 1982, date à laquelle sera organisée la première Conférence Internationale sur la Vie Autonome en Europe à Munich, événement inconnu en France, y compris par les rares chercheurs dans le champ du handicap. En effet, c’était la première fois que des militants européens et Américains se rencontraient pour développer ce mouvement. Ce sera un moment important pour ces centres européens naissants[xx], dont leurs membres apprendront énormément des retours d’expériences des centres Américains pour la vie autonome.

Des affinités entre militants Britanniques, Suédois et Allemands vont se tisser au fil des rencontres, ce qui favorisera par la suite l’entraide, les échanges, la création de réseaux et la visite d’experts comme Judith Heumman[xxi], à l’époque directrice du Centre de Berkeley. Cette coopération, notamment entre le Royaume-Uni et la Suède, permettra la création d’un réseau européen pour la vie autonome. À cette période d’autres centres se créeront dans tout le pays[xxii].

Tous ces centres avaient pour finalité de répondre aux besoins des personnes handicapées, en s’appuyant sur le modèle social du handicap[xxiii] et sur les principes de la vie autonome pour planifier leur développement

[i] https://www.independentliving.org/docs6/evans2003.html (dernière consultation le 23 mars 2023)

[ii] Parmi ceux qui feront le déplacement à Berkeley (Californie), berceau du mouvement pour la vie autonome, figuraient : Vic Finkelstein, un militant radical, sociologue et fondateur de l’Union of the Physically Impaired Against Segregation (UPIAS), un des concepteurs du modèle social du handicap ; Rosalie Wilkins, présentatrice d’un programme de télévision sur les personnes handicapées et militante dans le champ du handicap ; et John Evans, un des fondateurs du Projet 81, un plan innovant pour aider les personnes handicapées à s’émanciper des institutions où étaient placées les personnes handicapées, qui vivait dans une structure protégée.

[iii] Berkeley Center for Independent Living:

https://www.independentliving.org/docs3/zukas.html (dernière consultation le 23 mars 2023)

[iv] DEJONG, G. (1979). The Movement for Independent Living: Origings, Ideology, and Implications for Disability Research. East Lansing (Michigan): Center for International Rehabilitation.

[v] WILLIG LEVY, C. (1988). A People’s History of the Independent Living Movement. Lawrence (Kansas): Research and Training Center on Independent Living of the University of Kansas.

Lien : https://www.independentliving.org/docs5/ILhistory.html (dernière consultation le 23 mars 2023)

[vi] Center for Independent Living CIL “Impact”:

https://impactcil.org/ (dernière consultation le 23 mars 2023)

[vii] Conseil National sur la Vie Autonome des États-Unis :

https://ncil.org/  (dernière consultation le 23 mars 2023)

[viii] Groupe européen d’experts sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité (Novembre 2012). Lignes directrices européennes communes sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité, Bruxelles.

Lien : https://deinstitutionalisationdotcom.files.wordpress.com/2018/04/common-european-guidelines_french-version.pdf (dernière consultation le 23 mars 2023)

[ix] Exemple : World Institute on Disability, première organisation dirigée par des personnes handicapées pour promouvoir la philosophie et les politiques de la vie autonome à l’échelle internationale.

Lien : https://wid.org/ (dernière consultation le 23 mars 2023)

[x] LITVAK, S., ZUKAS, H. et HEUMANN, J.E. (1987). Attending to America: Personal Assistance for Independent Living. Berkeley: World Institute on Disability.

Lien : https://files.eric.ed.gov/fulltext/ED297507.pdf (dernière consultation le 24 mars 2023)

[xi] https://disability-studies.leeds.ac.uk/wp-content/uploads/sites/40/library/evans-Version-2-Independent-Living-Movement-in-the-UK.pdf (dernière consultation le 24 mars 2023)

[xii] European Expert Group on the transition from institutional to community-based care (2022). Guidance on independent living and inclusion in the community.

Lien : https://deinstitutionalisationdotcom.files.wordpress.com/2022/12/eu-guidance-on-independent-living-and-inclusion-in-the-community-2-1.pdf (dernière consultation le 25 mars 2023)

[xiii] https://www.independentliving.org/docs5/Mason80530.html (dernière consultation le 25 mars 2023)

[xiv] RATZKA, A. (1992). Towards an operational definition of Personal Assistance

Lien : www.independentliving.org/toolsforpower/tools15.html (dernière consultation le 26 mars 2023)

[xv] https://www.macintyrecharity.org/find-support/derbyshire-services/ (dernière consultation le 26 mars 2023)

[xvi] Phases de la création du Centre du Derbyshire :

https://tonybaldwinson.files.wordpress.com/2019/10/1993-ten-turbulent-years-a-review-of-the-work-of-derbyshire-colaition-of-disabled-people-ken-davis-and-audrey-mullender.pdf (dernière consultation le 27 mars 2023)

[xvii] Exemple d’un programme de pairs-aidants en Californie :

https://files.eric.ed.gov/fulltext/ED080910.pdf (dernière consultation le 27 mars 2023)

[xviii] Aidance Personnelle en Suède (Juillet 2010) :

https://www.independentliving.org/files/Personal_Assistance_in_Sweden_KW_2010.pdf (dernière consultation le 27 mars 2023)

[xix] Degener, T. (1992). Personal Assistant Service Programs in Germany, Sweden and the USA. Differences and Similarities, World Inst. on Disability and Rehabilitation.

[xx] MARAÑA, J. J. (2004). Vida independiente. Nuevos modelos organizativos, Obra Social de Caja Madrid.

Lien : http://forovidaindependiente.org/wp-content/uploads/vida_independiente_nuevos_modelos.pdf (dernière consultation le 27 mars 2023)

[xxi] JOINER, K. (2020). Being Heumann: An Unrepentant Memoir of a Disability Rights Activist, Beacon Press.

[xxii] Ouverture des centres pour la vie autonome de Southampton, Nottingham, Bristol, Islington, Greenwich (à Londres), et Lothian (en Écosse).

[xxiii] DEJONG, G. (1979). Independent Living: From Social Movement to Analytic Paradigm. Archives of Physical Medicine and Rehabilitation, No. 60, p. 435-446.

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