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Les Enjeux de la Conception Universelle en Entreprises – Partie 38

Entretiens avec Stéphane FORGERON sur les enjeux de la conception universelle pour les entreprises (38ème volet)

Source : pixabay.com

Stéphane Forgeron, d’une façon générale, pensez-vous que les réponses apportées en direction des populations vulnérables reposent trop sur des dispositifs institutionnels ?

En France, les personnes handicapées vivant à domicile (près de 93% de cette population) ont été oubliées par les pouvoirs publics dans les mesures de confinement et de prévention du Covid-19. C’est particulièrement vrai pour les personnes vivant seules à domicile, livrées à elles-mêmes. En effet, la discontinuité des services dispensés par des auxiliaires de vie à des personnes handicapées, partiellement autonomes ou dépendantes d’un tiers, se sont retrouvées du jour au lendemain sans aide humaine pour réaliser les actes de la vie quotidienne (ex. prestations interrompues pendant le confinement). Quant aux aidants et proche-aidants, ces derniers ont été abandonnés à leur sort pendant cette crise sanitaire, non reconnus socialement au regard des missions essentielles qu’ils accomplissent[1].

Pour ce qui est des mesures de prévention des risques de contamination en direction des personnes handicapées résidant dans des établissements médico-sociaux à l’année, celles-ci n’ont pas été davantage la priorité du Gouvernement, chaque établissement faisant au mieux dans l’urgence en fonction de ses moyens, en l’absence de stratégie de résilience dans les territoires et de préparation aux situations de crise, à savoir quel plan d’actions mettre en place en cas de pandémie. La France est loin d’être un cas isolé[2]. La santé mentale et le bien-être de ces publics n’ont pas été pris en compte (privation de toute vie sociale), avec des mesures de restrictions des libertés parfois très dures[3], à l’instar des personnes âgées vivant en EHPAD (ex. isolement social avec confinement 24h/24 dans la chambre, peu de mesures de protection du personnel paramédical vivant à l’extérieur de ces centres, interdiction de visites des proches).

Les droits fondamentaux de ces personnes n’ont pas été respectés[4], leurs vies devenant un non-sens. Les premiers cas apparus en Italie, Espagne et Pologne auraient dû alerter les pouvoirs publics Français pour prendre des mesures préventives et s’organiser en conséquence. En outre, les personnes handicapées vivant dans ces établissements médico-sociaux ont en général des problèmes de santé en plus de leur handicap et sont donc davantage exposées à ce coronavirus une fois contaminées, groupe aussi vulnérable que les seniors de plus de 75 ans avec des comorbidités. Le personnel paramédical n’a pas été davantage protégé par ce virus (masques, tests, vaccination), ne travaillant pas en milieu hospitalier.

Dès 1982, le rapport Lasry-Gagneux[5] alerte les pouvoirs publics sur la situation préoccupante des personnes handicapées en France. Les rapporteurs dénoncent notamment les orientations prises par l’État pour séparer en toute légalité ces ” citoyens ” :

” […] presque systématiquement, l’intérêt de l’administration s’est porté en priorité sur la mise en place des structures d’accueil les plus spécifiques distinctes des structures ordinaires. La loi ne définit d’ailleurs aucune des modalités qui pourraient faire de ces institutions spécifiques – assurément nécessaires pour répondre à un certain nombre de cas – non pas des lieux d’enfermement, mais des moyens d’un soutien à l’insertion, même partielle et progressive, des intéressés au milieu ordinaire. “

Ainsi, un nombre important de personnes handicapées sont obligées de vivre en établissement, les logements proposés et le cadre urbain n’étant pas adaptés ni rendus accessibles à leur handicap ou de manière très partielle. Force est de constater que tout dépend de la façon dont les élus pensent la citoyenneté pour l’ensemble des Français, un handicap pouvant survenir à n’importe quelle étape de la vie. L’établissement devient au fil des décennies la solution de facilité pour que les élus et la société se débarrassent d’une population sans solutions au sein d’un bassin de vie inaccessible, les structures d’accompagnement n’existant pratiquement pas pour vivre avec les autres, comme les autres. L’établissement pour ” handicapés ” détient un quasi monopole en matière de prestations (éducatives, culturelles, de travail, médicales, etc.) pour ses bénéficiaires. Les critères de fonctionnement de ce monde parallèle[6] placent une frontière normative très restrictive : en fait, la filière médico-sociale et sanitaire constitue un espace d’enfermement[7] n’offrant qu’un contact réduit avec le monde réel.

Quelle que soit leur couleur politique, les gouvernements successifs feront le choix de financer massivement des structures ségrégatives au lieu de créer des dispositifs pour une vie au cœur de la société[8]. Pourtant, dès les années 1970, des circulaires et des rapports ministériels[9] feront des préconisations sur les localisations à privilégier pour les implantations des établissements médico-sociaux. Il sera rappelé que ces implantations ont pour objectif de favoriser l’accès à la vie sociale, les établissements ayant pour finalité l’insertion sociale des personnes handicapées[10]. À cette époque, le terme d’inclusion n’existait pas dans le champ du handicap.

Dans l’immense majorité des cas, ces circulaires ne seront suivies d’aucun effet (absence de volonté politique, non-représentation des personnes handicapées), et des milliers de structures pour ” handicapés ” pousseront comme des champignons, financées par le ministère de la Santé, les usagers de ces établissements étant relégués loin des centres-villes[11]. Ces indications de critères de localisation des établissements médico-sociaux ont disparu des derniers textes réglementaires. Comme trop d’acteurs interviennent dans l’implantation d’un établissement (Agence Régionale de Santé, conseil départemental, municipalités, associations gestionnaires en tant que porteurs d’un projet[12], élus locaux), chacun défend des intérêts particuliers, lesquels sont très éloignés des besoins et attentes des personnes handicapées.

Les pays anglo-saxons et scandinaves parlent de vie autonome[13] pour les personnes handicapées et âgées. À la fin des années 1980, un constat commun s’impose à la plupart des pays européens : le vieillissement inéluctable de la population avec la perspective d’un renforcement important des générations âgées à compter de 2020-2030[14]. Ce phénomène s’accompagne d’une diminution en taille des ménages et de l’augmentation du nombre de personnes isolées, dont une majorité de femmes.

C’est la raison pour laquelle une réflexion précoce a été menée dans les pays du Nord de l’Europe dès les années 1950, et une prise de conscience tardive a vu le jour en France dans les années 1990 pour les personnes âgées[15], mais aucunement pour les personnes handicapées. La solution de facilité – pourtant très onéreuse pour les finances publiques – est bien souvent le placement administratif massif en maisons de retraite des personnes lourdement handicapées (ex. polyhandicap), parfois dès l’âge de 40 ans pour celles avec une très faible autonomie, en raison d’un cadre de vie inaccessible[16] et l’absence de prestations pour résider à domicile dans la perspective de créer les conditions d’une vie autonome telle qu’elle est pratiquée dans les pays scandinaves et anglo-saxons[17].

Le débat sur la situation réelle de l’habitat face au vieillissement et au handicap oppose bien souvent deux stéréotypes historiques :

  1. le maintien à domicile[18], par définition cadre de l’autonomie personnelle et du risque social dans les situations de dépendance, désormais de mieux en mieux admis pour les personnes âgées ;
  2. l’établissement collectif, identifié comme cadre de la protection de la personne, organisation que nombre d’associations gestionnaires continuent de défendre en France pour les personnes handicapées[19].

Face au vieillissement de la population européenne, depuis les années 1970 les pouvoirs publics encouragent le maintien à domicile le plus longtemps possible dans le respect de la dignité des personnes vulnérables. Dans la plupart des pays européens un ensemble de programmes sociaux en direction de la population âgée et handicapée s’est mis en place : ceux-ci visent, non plus la sécurité économique de ces groupes d’âge, mais la prolongation de leur accueil et accompagnement dans leur cadre de vie habituel et la prévention de leur perte d’autonomie.

Cette préoccupation nouvelle constitue une rupture en matière d’habitat : les pouvoirs publics ont, dans le passé, développé la production de centres d’hébergement collectif et de maisons de retraite afin de faciliter une prise en charge collective médico-sociale des seniors. Aussi, ce changement de paradigme, motivé par un développement massif de la demande, correspond aux souhaits des intéressés. Le maintien à domicile passe principalement par l’adaptation du parc existant à leurs modes de vie dans les pays scandinaves, à savoir l’aménagement de l’habitat originel, mais aussi du cadre urbain. Il transite également par la constitution d’espaces alternatifs de satisfaction des besoins visant à éviter l’entrée en institution.


[1] ROSSINOT, H. (2019). Aidants, ces invisibles, Ed. L’Observatoire.

[2] SAFTA-ZECHERIA, L. (2020). Challenges Posed by COVID-19 to the Health of People with Disabilities Living in Residential Care Facilities in Romania, Disability & Society, 35:5, 837-843.

https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09687599.2020.1754766 (dernière consultation le 29 avril 2021)

[3] GRIFFO, G. (2020). Institutionalisation, Welfare and COVID-19, EDF.

https://www.edf-feph.org/newsroom-news-institutionalisation-welfare-and-covid-19/ (dernière consultation le 28 avril 2021)

[4] European Disability Forum (EDF) (2020, March 31). Residential Institutions are Becoming Hotbeds of Infection and Abuse – Governments Need to Act Now.

https://www.edf-feph.org/newsroom-news-residential-institutions-are-becoming-hotbeds-infection-and-abuse-governments-need-act/ (dernière consultation le 28 avril 2021)

[5] LASRY, C. et GAGNEUX, M. (1982). Bilan de la politique en faveur des personnes handicapées : Rapport au Ministre de la Solidarité nationale. Paris : La documentation française.

[6] Claveranne, J-P. (2012). La construction sociale du marché du handicap. Entre concurrence associative et régulation publique (1943-2009), IFROSS – Université Lyon 3.

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00756821v1/document (dernière consultation le 28 avril 2021)

[7] DARGERE, C. (2012). Enfermement et discrimination. De la structure médicosociale à l’institution stigmate. Presses Universitaires de Grenoble.

[8] OLIVER, M. et BARNES, C. (1998). Social Policy and Disabled People: From Exclusion to Inclusion. London: Longman.

[9] FONROJET, C. (1983). Rapport rédigé par l’adjoint à l’action sociale du ministère des Affaires sociales sur les établissements d’hébergement pour adultes handicapés. Et PROVOST, E. (1985). Rapport d’information sur l’hébergement des personnes handicapées, Rapport parlementaire.

[10] RAPEGNO, N. (2014). Établissements d’hébergement pour adultes handicapés en France : enjeux territoriaux et impacts sur la participation sociale des usagers. Application aux régions Ile-de-France et Haute-Normandie. Thèse de doctorat, Discipline : Géographie, EHESS -Paris.

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01097620/file/These_NRapegno.pdf (dernière consultation le 28 avril 2021)

[11] BARRAL, C. et al. (dir.) (2000). L’institution du handicap : le rôle des associations. Rennes : PUR.

[12] Les Cahiers de l’Actif (2015). Jeux d’acteurs et stratégies de positionnement des ESSMS sur le « marché » du social et du médico-social. Essai sur les modèles économiques associatifs l’exemple des associations de solidarité, Regard Sur… N° 474 – 475, Novembre – Décembre 2015.

[13] BARNES, C. et MERCER, G. (2006). Independent Futures. Creating User-Led Disability Services in a Disabling Society. Bristol: The Policy Press.

[14] OECD (2015). Ageing in Cities.

http://www.oecd.org/cfe/regional-policy/policy-brief-ageing-in-cities.pdf (dernière consultation le 30 avril 2021)

[15] Laboratoire de la Mobilité Inclusive (2014). Mobilité des Seniors en France. Constats, Perspectives et Recommandations, Paris.

https://www-edc.eng.cam.ac.uk/downloads/insightsbook.pdf (dernière consultation le 28 avril 2021)

[16] CHAUDET, B., (2009), Handicap, vieillissement et accessibilité. Exemples en France et au Québec (Thèse de géographie), Université d’Angers.

[17] CREWE, N. et ZOLA, I. K. (eds) (1983). Independent Living for Physically Disabled People. San Francisco: Jossey-Bass.

[18] TOWNSLEY, R. and al. (2010). The Implementation of Policies Supporting Independent Living for Disabled People in Europe: Synthesis Report, University of Bristol, ANED.

https://www.disability-europe.net/downloads/284-aned-task-5-independent-living-synthesis-report-14-01-10 (dernière consultation le 3 mai 2021)

[19] JACOB, P. (2018). Liberté, égalité, autonomie. Handicap : pour en finir avec l’exclusion, Ed. Dunod (avec la collaboration de Stéphane FORGERON).

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